il n'est pas de sauveur suprême |
Le Manifeste - N° 7 - Juin 2004
Anniversaire de Dien Bien Phu
Un peu de décence, s’il vous plaît
Il y a cinquante ans, la France perdait la guerre d’Indochine à Dien Bien Phu. Une partie des médias nous ont abreuvés à cette occasion de contre-vérités. Le point avec un spécialiste du Vietnam.
Le 7 mai 1954, les milliers de combattants français lancés par
un gouvernement irresponsable et un état-major irréaliste dans le piège de Dien
Bien Phu étaient submergés par les troupes vietnamiennes. Ils venaient de
participer à l’ultime combat du colonialisme français en Indochine. Deux mois
encore, et le gouvernement Mendès-Mitterrand, dont nous n’idéalisons certes pas
l’amour pour l’indépendance des peuples, signait, par pur réalisme, les accords
de Genève. La France était, tout simplement, au bord du gouffre. Robert
Guillain, l’envoyé spécial du Monde, titre alors un de ses articles « Sauver
l’armée française » : il faut d’urgence mettre fin à l’hémorragie, sinon nous
perdrons, en plus de l’Indochine, les forces vives de notre armée, écrit-il en
substance.
Cinquante ans plus tard, les revues, la presse, ont été sur la brèche. Il y a eu
d’excellents articles, dépassionnés, des mises au point de qualité, comme par
exemple le n° spécial de L’Histoire, le cahier de Témoignage chrétien ou le
dossier du Monde-2. A la télévision, on peut également se féliciter du travail
de fond effectué par l’équipe de Patrick Barbéris et d’Eric Deroo, respectant
tous les belligérants, même si, hélas, la Chaîne Histoire n’est pas la plus
regardée. Les Vietnamiens ont eu la parole, ce qui est la moindre des choses. Vo
Nguyen Giap a été interviewé par Le Monde-2, par L’Humanité et par Le Figaro. Il
y a tenu, d’ailleurs, des propos fort apaisants, rendant hommage à ses anciens
adversaires, soulignant que les plaies du passé doivent être désormais
cicatrisées, que la paix était un patrimoine à préserver sans cesse (« Ma
stratégie était celle de la paix », L’Humanité, 7 mai).
L’aide massive
des Usa
D’où vient, alors, cette impression de malaise ? C’est que ces
études sérieuses ne sont, hélas, que des îlots au milieu d’un océan de
médiocrité et, surtout, de mauvaise foi.
Anniversaire après anniversaire, un véritable lobby des Anciens d’Indo a
littéralement pris le pouvoir médiatique. On a été abreuvés des discours de
l’inévitable Bigeard, de la vindicative Geneviève de Galard, « ange de Dien Bien
Phu » (mais certainement madame), « seule femme de la cuvette » (non ! cent fois
non ! et les pauvres petites prostituées des BMC ?). On a entendu, comme au bon
vieux temps des colonies, parler des « Viets » (ces gens-là n’ont-ils donc pas
de nom de nationalité ? « Vietnamien » écorche-t-il la bouche ? fait-il tourner
l’encre des stylos ?). On a été saturés par les articles des journalistes à
cheval entre la droite et l’extrême droite (beau tir groupé au Figaro : Jean
Sévilia, Jean Raspail et Michel Tauriac), submergés par les livres (la plupart
du temps, des rééditions, sans trop le dire…) d’historiens autoproclamés,
soudain devenus spécialistes, comme Pierre Pélissier, par ailleurs biographe de
Pétain et de Brasillach...
Surtout, on a entendu ce sempiternel « argument » : sans les Chinois, nous
aurions gagné ! Une mise au point à ce propos. D’abord, le Viet Minh a tenu,
face à une armée française mille fois plus mécanisée, de fin 1946 à fin 1949,
sans aide étrangère, sans reconnaissance du monde communiste. Certes, la
victoire de la révolution chinoise a brisé cet isolement, certes des armes plus
modernes sont parvenues dès lors aux maquis. La victoire en a incontestablement
été accélérée. Mais il reste que tous les combattants étaient Vietnamiens. Autre
point : qui a parlé, durant cette célébration, de l’aide massive des États-Unis
à la France ? Qui a évoqué les livraisons de milliers de tonnes de chars,
d’avions, d’armes, de munitions ? Qui a rappelé ce simple chiffre, pourtant
connu des spécialistes : en 1954, 80 % du budget français de la guerre
d’Indochine sont couverts par le dollar en provenance de Washington ?
Une dominante, dans ces écrits : la nostalgie. Un écrivain, un jour, a créé le
néologisme de Nostalgérie. Il y a aussi, dans la société française, des tenants
de la Nostalg’Indo.
Que la France était belle en ce temps-là ! Elle ne combattait que… pour défendre
l’indépendance de ces pauvres peuples indochinois agressés par le communisme
international. Elle avait pris sous son aile les « véritables patriotes ». La
preuve ? Bao Dai était notre allié !
Vous ne mourrez pas idiots
Et puis, mon cher monsieur, ces gens-là étaient des sauvages. La
preuve : ils ont tué leurs, c’est-à-dire nos, prisonniers. Les affirmations les
plus fantastiques ont été faites à ce propos. On a même osé imprimer, dans une
revue qui se veut historique, que ce fut « pire que Buchenwald ». Pour parvenir
à un taux de mortalité effrayant, on a additionné les prisonniers français,
maghrébins, les légionnaires, et les prisonniers vietnamiens (de l’armée Bao Dai),
considérant tous ces derniers comme morts. Procédé éminemment malhonnête : à la
vérité, les 14 000 prisonniers vietnamiens, s’ils ont sans aucun doute été
l’objet de durs traitements et d’internements plus ou moins longs, ont tout
simplement rejoint, par la suite, leur région d’origine. Mais, évidemment, il
reste que la mortalité des autres prisonniers a été, durant la captivité,
élevée. Leur mort, ainsi que les souffrances des survivants, méritent le
respect. Mais cela ne doit pas dispenser de réfléchir sur les causes. Les causes
? Le colonel Rocolle, dans sa thèse sur Dien Bien Phu qui fait encore autorité
et qui est, elle, objective, avance un faisceau de causes : « La
sous-alimentation, les fatigues d’une marche de plusieurs centaines de
kilomètres s’ajoutant au terrible surmenage de la bataille, l’absence de soins
médicaux… ». Où est, là dedans, la volonté froide d’exterminer ?
Et puis, on a envie de dire à ces accusateurs : un peu de décence, SVP. Car
enfin, qui a, pour la première fois, utilisé le terrible napalm sur la terre du
Vietnam, si ce n’est le corps expéditionnaire ? Qui a utilisé la torture à
l’électricité (certes, de façon moins massive qu’en Algérie, belle consolation
pour les épaves humaines qui ressortaient des « interrogatoires » ou pour les
cadavres). Que sont devenus les 4 500 prisonniers Viet Minh jamais rendus, après
l’armistice ? (voir le rapport en date du 11 mars 1955 du général de Beaufort).
« Alors, Bigeard, on rempile ? » avait écrit malicieusement un hebdomadaire
satirique il y a quelque temps.
Le malheur, pour une partie non négligeable des Anciens d’Indo et de ceux qui
leur tendent si volontiers les micros, c’est qu’il ne suffit pas d’avoir des
tripes pour gagner une guerre. Il faut également posséder un cerveau. Et
essayer, en le faisant fonctionner un peu, de comprendre pourquoi ce « petit
peuple jaune » a vaincu l’ancien maître « blanc ». Cherchez un peu du côté du
droit à l’indépendance et à la dignité, messieurs les procureurs. Vous ne
mourrez pas idiots.
Pierre Nguyen