la raison tonne en son cratère

Le Manifeste - N° 6 - Mai 2004

 

Antonio Gramsci
L'intellectuel qui traversait
les siècles

« Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans ». C’est par ces mots que le procureur du Tribunal spécial fasciste conclut le procès et condamne Antonio Gramsci à 20 ans de prison. C’était le 4 juin 1928, deux ans après son arrestation à Rome. Il demeurera en prison jusqu’à mort, en avril 1937.

Très souvent, et à juste titre, mis en relation avec la vie nationale italienne, le lieu de naissance d’Antonio Gramsci demeure très important pour la suite de son parcours et de son œuvre. Né en 1891 en Sardaigne, il se frotta très tôt à la dure réalité de l’île. En effet, l’unité politique que connaît l’Italie de 1861 n’est qu’une illusion, surtout dans ce sud arriéré, le Mezzogiorno. Ces régions ont conservé les traditions de l’économie latifundiste. Les terres de ces régions qui vivaient en majorité de l’agriculture étaient aux mains de grands propriétaires terriens. Gramsci et sa famille n’échappèrent pas à cette dure réalité. En effet, à la suite de l’emprisonnement de son père, le jeune Antonio et ses six frères et sœurs furent élevés par leur mère. Malgré d’excellents résultats scolaires, il fut contraint à quitter l’école à 12 ans et d’aller travailler. Après une série de leçons privées, sa famille se sacrifia. Il réussit à retourner au collège puis au lycée, à Cagliari, d’où il sortit diplômé. Il obtint à cette occasion une bourse pour l’université de Turin. Il est certain que son arrivée dans la capitale piémontaise sera décisive dans son désir d’engagement. En effet, à cette époque, Turin était considérée comme un baromètre politique et social. Les usines Fiat demeuraient un point d’appui de la classe ouvrière. Il suivit de près le climat social de la ville mais fréquenta surtout les bancs de l’université. C’est là qu’il rencontra un jeune étudiant venu de Sardaigne comme lui, bien que natif de Gênes, également intéressé par la classe ouvrière turinoise : Palmiro Togliatti. Les deux étudiants fréquentèrent les milieux socialistes de la ville et adhérèrent au Parti Socialiste Italien (PSI). Gramsci initia alors une activité journalistique. Handicapé par sa santé, il délaissa peu à peu ses études. Un article paru dans le Grido del Popolo en 1914 le fit entrer de plein pied dans le débat politique de l’époque. Entrevoyant dans l’article des signes d’« interventisme », le Psi le mit en marge.

Le Conseil d’usine

Ce fut le début de son éloignement du Psi, en compagnie entre autres de Togliatti et de Bordiga. Celle que l’on n’appelait pas encore tendance prend de plus en plus d’envergure, tout en s’éloignant de la ligne officielle du Psi. La première étape fut la création du journal L’Ordine Nuovo en 1919. Ce journal devint l’organe de la frange communiste du Psi mais joua surtout le rôle de moteur d’un projet politique et économique : le Conseil d’usine. Un article de Gramsci, Démocratie ouvrière, établit les critères de mise en place des conseils. Ces « Soviets à l’italienne », prônaient la prise du pouvoir des unités de production par les ouvriers. Turin, qui était un symbole des luttes ouvrières, fut une nouvelle fois la ville-témoin. Après le déclenchement d’une grève générale, plus d’une douzaine d’usines tombèrent aux mains des ouvriers qui procédèrent à des occupations armées. Une discipline d’organisation fut mise en place, on commença à gérer la production. Il faudra la dure répression des forces de l’ordre pour mettre fin aux gestions ouvrières. Le mouvement des conseils n’avait pas obtenu un franc soutien du Psi. Malgré l’échec, la frange communiste fut encouragée par cette expérience. En janvier 1921, lors du congrès du Psi à Livourne, les communistes se réunissent dans un théâtre de la ville. Le Parti communiste d’Italie est créé.
Les années 1921-1926 seront une époque riche du point de vue de sa production théorique. L’essai Quelques thèmes de la question méridionale se distingua par son coté innovateur dans le débat méridionaliste. Les énormes inégalités nord-sud n’avaient fait que s’accroître. Le Mezzogiorno avait acquis une image de « boulet » chez les classes septentrionales. Le courant méridionaliste se faisait en quelques sortes, porte parole de ce sud exploité et misérable. Gramsci donna une nouvelle vision de la question méridionale. Il passa d’une optique géographique, chère aux méridionalistes, à une optique de classe. En effet, bien que vivant dans le sud, un propriétaire terrien procédait à une exploitation aussi condamnable qu’un patron turinois ou milanais. Quant aux travailleurs de l’industrie nordiste, leurs conditions de vie n’étaient pas meilleures que celles des paysans méridionaux. D’où son vœux d’une alliance entre paysans du sud et ouvriers du nord, processus indispensable à ses yeux au déclenchement de la révolution en Italie. Cet essai demeura inachevé puisque Gramsci fut arrêté le 8 novembre 1926, à la sortie de la Chambre des députés, et ce malgré son immunité parlementaire.

Culture « nationale populaire »

Il attendit son procès jusqu’en mai 1928. Il écopa de vingt ans de prison. Durant l’audition, bien que réduit physiquement, il n’hésita pas à assumer sa fonction de responsable politique : « Il me semble évident qu’il appartient au prolétariat de se substituer à la classe dirigeante en prenant la direction du Pays, afin de relever la Nation. (…) Vous êtes en train de conduire l’Italie à la ruine, et c’est à nous, communistes, qu’il reviendra de la sauver » lança-t-il au juge. On chercha donc à « empêcher le cerveau de Gramsci de fonctionner ».
C’est en février 1929 que Gramsci commença à écrire. Il se concentra sur un projet d’analyse du monde des intellectuels. Personne ne pouvait imaginer que ces notes manuscrites auraient pu avoir une telle influence. Cela impliqua l’étude de Karl Marx, Friedrich Hegel ou de Benedetto Croce. Sa pensée tourna autour de l’élaboration d’une culture nouvelle en faveur du prolétariat, avec un rôle prépondérant donné à un élément-clé de sa pensée : l’intellectuel.
Gramsci définit cette culture comme « nationale-populaire ». À travers elle, il entendait lier les destins du peuple et de la nation dans un projet de société nouvelle. Il regrettait le fait que le peuple ne se soit justement jamais senti concerné par le destin de la nation, en déplorant le rendez-vous manqué de l’unification à cause de l’absence d’une « nation-peuple ». À chaque fois il reliait les moments de prises de conscience nationale au rôle de l’intellectuel. Étant donné la vastitude du champ du national-populaire (politique, culturel, littéraire…), ce rôle de l’intellectuel devait évoluer dans chacun des domaines culturels.
En littérature, il demanda à l’intellectuel de se rapprocher du peuple, de ses intérêts et de travailler en sa direction. Sans ce lien et ce contact entre intellectuel et masse, le peuple ne pouvait pas obtenir les capacités d’émancipation dans la société. Gramsci rappela que « chaque mouvement intellectuel devient ou redevient national si on est allé vers le peuple », et que jusque-là « ce contact manque ». Cet acte d’« aller vers le peuple » sera la clé de voûte de sa théorie.
Une telle mission aurait dû être menée par le nouvel intellectuel, vu que l’intellectuel traditionnel avait jusque-là échoué. Gramsci décida de remonter le fil de l’histoire intellectuelle de la péninsule, voyant la situation contemporaine comme une conséquence où « la formation des intellectuels traditionnels est le problème historique le plus intéressant (…) lié à l’existence de l’esclavage dans le monde antique.(…) Ces phénomènes s’entrecroisent avec la naissance et le développement du catholicisme et de l’organisation ecclésiastique qui, plusieurs siècles durant, absorbent la plus grande partie des activités intellectuelles et détiennent le monopole de la direction culturelle, un monopole s’accompagnant de sanctions pénales contre ceux qui veulent tenter de s’y opposer ou de s’y dérober. »

Intellectuels
organiques

Gramsci sortit l’intellectuel de son image idéologique stricte et commença à l’insérer dans des structures inhabituelles telles l’école ou l’usine. À partir de ce canevas, il tissa sa théorie lui permettant d’innover par rapport à Marx sur la question des intellectuels, en étant le premier à voir le groupe des intellectuels selon deux catégories : traditionnelle et organique. Cet intellectuel nouveau est appelé « organique ». On pourrait l’identifier à un intellectuel de classe, en l’occurrence à la classe prolétaire, une société nouvelle allant de pair avec la naissance d’un nouvel intellectuel. Le processus révolutionnaire se formerait et se maintiendrait grâce au travail combiné de l’alliance ouvriers-paysans et de celui des intellectuels organiques. Cette formation d’intellectuels organiques donnerait la possibilité à la nouvelle classe dirigeante d’acquérir « homogénéité et conscience de sa fonction ».
« Une masse humaine ne se différencie ni ne devient indépendante pour soi sans s’organiser (au sens large), et il n’y a pas d’organisation sans intellectuels, c’est-à-dire sans des organisateurs et des dirigeants, donc sans que l’aspect théorique du lien théorie-pratique ne se différencie concrètement dans une couche de gens spécialisés dans l’élaboration conceptuelle et philosophique ».

Avec cette déclaration, Gramsci réussit à lier les notions d’émancipation du peuple, d’intellectuel organique et de parti politique. Tout au long de sa théorie, il donna au Parti un rôle d’instrument à disposition des masses laborieuses. Un instrument capable d’exprimer les volontés et les aspirations collectives d’un groupe social ; dans un but précis qui serait de faire acquérir aux masses l’hégémonie politique, à savoir « la construction d’un instrument d’hégémonie de la classe ouvrière, c’est-à-dire du parti en tant qu’intellect organique, direction politique, intellectuel collectif, instrument d’organisation de la classe et d’expansion sociale de son projet de ses alliances, de l’avancée politique du bloc historique ».
Il faudrait instaurer donc, selon Gramsci, une organisation qui jette les bases d’un nouveau rapport dans la société : un parti communiste et révolutionnaire. De la même manière que l’intellectuel organique devait jouer un rôle d’intellectuel au service d’une classe, Gramsci considéra le parti comme une organisation organique à une classe donnée. Ainsi, il se rallie à Marx et Lénine pour affirmer « qu’une classe ne peut prendre conscience d’elle-même en tant que classe, c’est-à-dire ne peut s’appréhender comme un ensemble homogène et cohérent, qu’à travers une organisation ».
L’instauration d’une telle organisation favoriserait l’unité du bloc social, ou bloc historique, c’est-à-dire de l’ensemble des couches de la société désirant transformer les bases de la société existante (ouvriers, paysans, intellectuels organiques, parti…).
Cette richesse théorique fut rédigée durant ces onze années d’incarcération dans 29 cahiers.

Symbole
de l’antifascisme italien

Très diminué physiquement, Antonio Gramsci succomba à une hémorragie cérébrale le 27 avril 1937. Les journaux fascistes annoncent la mort de « l’ex-député ». L’Humanité du 28 avril titre : « Notre camarade Antonio Gramsci est mort ». Les clandestins Il Grido del Popolo et L’Unità dénoncent « l’assassinat de Gramsci ». Depuis l’Espagne en guerre, les radios clandestines républicaines saluent la mémoire « de l’intellectuel de valeur, du militant obstiné et digne ». Le corps de Gramsci fut très vite incinéré et transféré au cimetière des Anglais de Rome. Une cérémonie à laquelle n’ont pu participer que son frère Carlo et sa belle-sœur Tatiana.
La mort physique de Gramsci ne fera pas taire ses textes, bien au contraire. La valeur théorique influença une entière génération d’Italiens avant de franchir les frontières. Et pourtant, les écrits manquèrent d’être perdus à tout jamais. Sortis en cachette de prison, les textes furent envoyés en Union Soviétique par l’intermédiaire de Palmiro Togliatti. Les cahiers seront finalement publiés chez la maison d’édition Einaudi de 1948 à 1951. Avant l’édition définitive de 1975, sous le contrôle de l’intellectuel italien Valentino Gerratana, qui reste à ce jour l’édition de base pour tous les chercheurs.
Mais bien au-delà de ses écrits, Gramsci va entrer dès 1945 dans la vie des Italiens. « Antonio Gramsci doit appartenir à tous les Italiens et pas seulement aux communistes » avait souhaité Palmiro Togliatti. Très vite, de nombreuses rues et places de toute l’Italie sont baptisées à son nom. Le portrait du camarade Gramsci est pendu sur les murs de toutes les sections de la péninsule. Dix ans après sa mort, il est le symbole de l’antifascisme italien. Le Parti Communiste Italien est devenu « le Parti de Gramsci et de Togliatti ». Toute la politique du Parti se définit comme héritière de la pensée du camarade martyr. Jusqu’à la mort de Togliatti, en 1964, l’image de Gramsci resta liée à celle du PCI. Plus tard, le champ d’influence de la pensée gramscienne s’étendit en direction de tous les opposants aux relents de néofascisme : des étudiants protestataires aux ouvriers en lutte en 1968 en passant par certaines formations clandestines de la gauche extra-parlementaire. En Amérique du Sud, Gramsci est lu clandestinement dans les amphithéâtres des universités de Santiago du Chili et de Buenos Aires, après l’arrivée des dictatures militaires.
En France, Antonio Gramsci fut découvert dès les années 30 par le milieu antifasciste, composé de nombreux exilés italiens, dans des revues clandestines et des brochures. Romain Rolland lança même un appel pour sa libération. Après la guerre, c’est surtout grâce à des intellectuels que la pensée de Gramsci fut dévoilée. Des chercheurs comme Jacques Téxier, André Tosel, Hugues Portelli ou Robert Paris y sont pour beaucoup. Louis Althusser souligna son importance dans Lire le Capital. Toutefois, la diffusion de l’œuvre gramscienne en France, a été pour le moins chaotique. En effet, en 1953, les Éditions Sociales publient une sélection de lettres de prison. Gallimard en publiera une édition plus complète en 1971. Quant à la publication de l’intégralité des cahiers, elle s’est effectuée sur près de 20 ans, de 1978 à 1996 et dans l’ordre inverse de celui de la rédaction originale.
Bien qu’il soit traduit dans près d’une trentaine de langues, aucune réédition de ses œuvres, épuisées, ne semble prévue pour le moment. La rigueur théorique de son œuvre et l’étendue de son influence dans les sociétés occidentales ne peuvent que le faire regretter et faire souhaiter un nouveau départ.

Sébastien Madau