le monde va changer  de base

Le Manifeste - N° 6 - Mai 2004

 

Un habitant de Bagdad témoigne
"Diviser pour régner"

Ghazwan al-Mukhtar est un ingénieur irakien habitant Bagdad. Il est membre du Conseil de direction de l’International Occupation Watch Center à Bagdad. Durant 13 ans, il a agi contre le blocus et les sanctions de l’ONU.Depuis le début de cette guerre, al-Mukhtar témoigne sur la destruction de l’infrastructure de son pays, sur les représailles exercées par l’armée américaine, sur le banditisme de firmes comme Halliburton et Bechtel... Juste avant son départ pour la Belgique, il se trouvait dans la ville assiégée de Fallujah. Il a témoigné devant le Brussells Tribunal.

Ghazwanal-Mukhtar : L’occupation est plus pénible pour les pauvres. Les atrocités provoquées par les sanctions, comme la sous-alimentation, par exemple, ont encore augmenté. La situation des hôpitaux est encore pire qu’en 1990. L’Irak était un pays doté d’un des meilleurs systèmes de santé du Moyen-Orient. Les sanctions ont mis tout cela en l’air. Ça doit finir, car les gens ont assez souffert. Et pour rien. Ce n’est pas la faute des gens. Ce ne l’était pas en 1991, et ce ne l’est toujours pas aujourd’hui.

Christophe Callewaert : Qu’en est-il de l’approvisionnement en pétrole ? A-t-il été rétabli ?
G.a.M. :
Aujourd’hui, force nous est de constater qu’ils n’utilisent même pas les raffineries ! Même si elles n’ont que peu, voire pas du tout, souffert de la guerre. L’Irak importe des produits raffinés du Koweït et de la Turquie. Cela passe par le biais de la firme américaine Halliburton. Celle-ci facture l’essence à 2,64 dollars le gallon (un gallon US = 3,78 l). C’est terriblement cher. La firme irakienne Somo importe le même pétrole raffiné du Koweït et de la Turquie pour 97 cents le gallon. Un prix en concordance. Halliburton reçoit donc 2,7 fois ce prix. Entre mars et décembre, pour ces seules importations, Halliburton a touché 200 millions de dollars alors qu’ils n’auraient dû n’en toucher que 77 millions. Bénéfice pour Halliburton : 123 millions de dollars. Les autorités américaines vendent le pétrole qu’elles ont acheté à Halliburton à... 15 cents le gallon ! C’est une sale plaisanterie et qui coûte cher.
Je me moque que Halliburton arnaque le gouvernement américain, mais cet argent, c’est à l’Irak que Halliburton le vole. Car le gouvernement américain paie Halliburton avec l’argent qu’il gagne sur l’exportation du brut (pétrole non raffiné) irakien. Jusqu’à présent, celui-ci a déjà rapporté 7 milliards de dollars. Et Halliburton en ramasse une partie en cadeau.
Maintenant, si vous me demandez pourquoi ils ne rétablissent pas les raffineries, je pense à Halliburton et à ses gigantesques pillages. Si les raffineries étaient rétablies, ces millions de dollars passeraient sous le nez de Halliburton.

C.C. : Le gouvernement irakien ne proteste-t-il pas contre cet état de chose ?
G.a.M. :
Quel gouvernement irakien ? Le conseil gouvernemental irakien a été désigné par les États-Unis afin de défendre les intérêts américains en Irak, afin de protéger ses possessions et de servir ses intérêts commerciaux. Les Américains et les membres du conseil gouvernemental sont occupés à piller notre pays. Un scandale n’est pas encore dévoilé qu’il en éclate déjà un nouveau.
Le fils d’un membre du conseil gouvernemental a fondé une firme en vue de gérer le réseau de téléphonie mobile dans le Sud. Un autre a un contrat de sécurité et il travaille avec des mercenaires. Tous ramassent de l’or en barre. La plupart des membres du conseil gouvernemental vivaient aux états-Unis ces 20 dernières années. Et aujourd’hui, ils veulent se remplir les poches le plus vite possible. Et vous voudriez appeler ça un gouvernement qui prend ses responsabilités ?

C.C. : La population irakienne est-elle au courant de tout cela ?
G.a.M. :
Non. C’est ça, le problème. Parce que certains journaux sont totalement payés par le conseil gouvernemental. Il y a donc peu de chances qu’ils aillent dévoiler les activités de pillage de ceux qui les nourrissent. D’autres journaux, qui ont tenté d’être objectifs, ont été fermés sur ordre du conseil gouvernemental ou de l’occupant. J’en connais cinq.

C.C. : De temps à autre, en Occident, on perçoit des infos où il est question de torture...
G.a.M. :
En ce moment précis, Occupation Watch, l’organisation à laquelle je collabore, enquête sur l’affaire d’un homme qui a été arrêté à Kirkuk. Avec une équipe de cameramen d’Al Jazeera et un avocat américain, nous nous sommes rendus à l’endroit probable où il a été torturé. Très prudemment, nous avons constitué un dossier solidement documenté. Un médecin a constaté que l’homme avait reçu plusieurs coups sur l’arrière de la tête, ce qui lui avait occasionné des lésions cérébrales. Aux pieds, il avait des taches noires qui, selon le médecin, sont dues à une électrocution. Quand le reportage a été fin prêt, Al Jazeera a refusé de le diffuser. Le journaliste a dit : « Si on le fait, ils nous ferment ».
Les Américains essaient de présenter la résistance comme une bande de tueurs. Les journaux pro-américains parlent d’al-Sadr, le dirigeant chiite qui a déclaré que manifester n’avait plus de sens et qu’il était temps de passer à la résistance armée, comme d’un bandit et d’un criminel. Mais je ne pense pas que la population se laisse beaucoup impressionner par ces mensonges. Le seriez-vous si vous aviez subi une première guerre, puis douze ans de blocus et, maintenant, une nouvelle guerre ? Beaucoup d’Irakiens sont convaincus que les Américains nous mentent en permanence, qu’ils n’ont jamais eu l’intention de reconstruire le pays et qu’ils maltraitent les Irakiens. De plus, les Irakiens commencent aujourd’hui à dire tout haut que les Américains sont occupés à vider complètement leur pays.

C.C. : On nous dit que les tensions entre sunnites et chiites augmentent et que les troupes américaines doivent rester sur place afin d’éviter une guerre civile.
G.a.M. :
Les états-Unis veulent précisément que chiites et sunnites en viennent aux mains. Car, dans ce cas, ils pourront dire : nous sommes les seuls, ici, à pouvoir encore arrêter cette violence. Ils ont dissous notre armée, notre police et nos services de sécurité. Ainsi, les Américains sont devenus la seule force encore à même de rétablir l’ordre. Ensuite, ils ont commencé à dresser les sunnites et les chiites les uns contre les autres. Dans l’histoire de l’Irak, nous n’avons encore jamais vécu cela. Depuis les années 40, il y a eu toute une série de ministres chiites et cela n’a jamais constitué un point de discorde. Les Américains ont été poussés à la défensive. Maintenant, ils essaient de s’en sortir avec la vieille tactique du « diviser pour régner ».

Christophe Callewaert
rédacteur à Indymedia
article complet sur
http://www.solidaire.org