le monde va changer de base |
Le Manifeste - N° 6 - Mai 2004
Allemagne
Combattre la résignation
et le sentiment d'impuissance
Rencontre avec Franck Spieth qui est le président du DGB (Deutsche Gewerkschaftsbund, la confédération allemande des syndicats) pour le Land de Thuringe. Pierre Lévy l’a rencontré pour parler de la situation en Allemagne.
Le Manifeste : Comment analysez vous le succès des
manifestations du 3 avril, à Stuttgardt, Cologne, et bien sûr Berlin ?
F.S. : La mobilisation contre les plans gouvernementaux a été
particulièrement forte, ce qui traduit un rejet de ce que le chancelier Schröder
a appelé « l’agenda 2010 » : les mesures en cours touchent tout à la fois les
droits en matière de licenciement et d’indemnisation-chômage,
l’assurance-maladie, les retraites, le statut et l’avenir des conventions
collectives. Les plans de la coalition sociale-démocrate/Verte sont très
comparables, ou bien même vont plus loin que ce que votre propre gouvernement
voudrait imposer, notamment concernant la protection sociale. En matière de
santé, depuis le 1er janvier, beaucoup de remboursements ont été
considérablement sabrés, alors même que certaines prestations (indemnités
journalières, par exemple), assurées jusqu’ici par des cotisations payées par
les employeurs et les salariés, ressortent désormais des seules cotisations de
ces derniers, avec les hausses que cela suppose… En matière de pensions, les
retraites complémentaires assurées jusqu’à présent par les entreprises sont
remises en cause.
L.M. : Vous avez récemment évoqué un déferlement du « néolibéralisme »…
F.S. : Dans la réalité comme dans les esprits, c’est aujourd’hui l’économie
qui prime sur tout le reste. Vous connaissez cela aussi en France, mais chez
nous, c’est un phénomène particulièrement brutal après un demi-siècle où
l’Allemagne de l’Ouest s’était prévalue d’un modèle social consensuel, où les
intérêts des différentes classes de la société devaient être conciliés – ce
qu’on a appelé l’état-providence. Le capitalisme relevait du « modèle rhénan ».
Après la disparition de la RDA – dont l’existence obligeait en quelque sorte la
RFA à maintenir une dimension sociale – les classes dirigeantes se sont cru tout
permis. La brutalité avec laquelle elles s’attaquent aujourd’hui au social, et
donc notamment aux plus défavorisés, me semble particulièrement dangereuse.
Après tout, c’est à partir d’une exacerbation sociale que la République de
Weimar s’est effondrée…
L.M. : La Thuringe est l’un des « nouveaux Länder », issus de l’ex-RDA. Le
fossé entre l’Est et l’Ouest a-t-il commencé à se combler ?
F.S. : Au contraire, l’écart des revenus recommence à se creuser. Le taux de
chômage reste en moyenne deux fois plus important à l’Est qu’à l’Ouest. Sans
parler des sous-emplois sans avenir, aidés par les subsides publics (ABM), qui
cachent mal la profondeur de la crise sociale. Je pourrais citer également la
situation des femmes. Du temps de la RDA, près de 90% des femmes étaient
salariées. Cette proportion est tombée à 58% aujourd’hui, soit l’une des plus
basses de la RFA. Désormais, à l’instar de l’état d’esprit qui prévaut dans les
régions les plus conservatrices du sud de l’Allemagne, le travail féminin est
pointé comme une des causes du chômage…
L.M. : Tout cela contribue-t-il au développement des luttes ?
F.S. : L’ampleur des manifestations, pour positive qu’elle soit, ne doit pas
faire illusion : là où les repères collectifs sont le plus malmenés, là où la
pression sur l’emploi est la plus forte, les gens sont bien souvent prêts à tout
accepter, tant est grande l’inquiétude pour l’avenir. En outre, si notre Land
n’est pas le plus exposé aux délocalisations vers l’Est – encore qu’elles
existent, vers la Tchéquie, vers la Pologne – la Saxe par exemple est durement
touchée, d’autant que les groupes capitalistes sont de plus en plus avides de
subventions publiques pour les attirer à l’Est… et toujours plus vagabonds.
L.M. : Cependant, il y a eu récemment en Allemagne une
mobilisation dans la métallurgie…
F.S. : Après l’échec des luttes en 2003 – les métallos demandaient alors la
mise en place de la semaine de 35 heures à l’Est comme elle existe à l’Ouest –
il s’agissait cette année de mettre l’accent sur les salaires. Mais le patronat
de la branche voulait, lui, imposer un allongement de la durée du travail, et
ce, à salaire constant ! Pour l’essentiel, cette prétention a pu être tenue en
échec : seule, une petite partie des salariés devra travailler jusqu’à cinq
heures de plus, en étant payé en conséquence, et sous certaines conditions.
Quant aux salaires, ils seront augmentés de 2,2 % en mars 2004, puis de 2,7 % en
mars 2005.
L.M. : Dans ce contexte, quel rôle attribuez-vous au carcan de la monnaie
unique et de son pacte de stabilité ?
F.S. : Ce n’est pas le thème central que nous développons. Mais la pression
renforcée qui est imposée à travers le dogme du retour à « 3% » de déficit est
en effet une dimension importante des restrictions budgétaires.
Incontestablement, c’est une arme décisive dans la panoplie des stratèges de la
globalisation. Notre priorité, aujourd’hui, c’est de combattre la résignation et
le sentiment d’impuissance. Et il y a vraiment du chemin à parcourir !
Propos recueillis
par Pierre Lévy