nous ne sommes rien soyons tout

Le Manifeste - N° 5 - Avril 2004

Peintre avant tout

En quelques traits voici brossé le portrait du peintre communiste Boris Taslitzky qui, à plus de quatre-vingt-dix ans, reste une référence incontournable pour de nombreux contemporains.

Boris Taslitzky n’a jamais pu vivre sans la peinture. Elle fut très tôt un choix difficile et hasardeux mais un choix irrévocable. Sa mère, qui l’a élevé seule, aurait sans doute préféré qu’il s’oriente vers un métier, quelque chose de solide, et pas cette chimère tout juste bonne à faire crever de faim ceux qui veulent vivre avec. Quel avenir pouvait bien espérer un tout jeune peintre avant-guerre ? Quelle passion avait bien pu le saisir pour qu’il n’y renonce jamais, même en prison ou en camp ? Qui peut répondre ? Sans doute était-ce parce qu’il ne pouvait se passer de la peinture, y trouvant plus qu’ailleurs un langage qui lui convenait et une emprise sur la vie.

On croit
le connaître

Il est donc avant tout peintre. Peintre de la vie, et avec elle, de ses partis pris personnels, de son intérêt pour les gens, leurs souffrances, leurs bonheurs, mais aussi pour la nature, les arbres, la lumière... Il faut poser la question : que représente un tableau ? Est-ce vraiment le personnage, le paysage que notre œil croit voir ? En fait le tableau représente moins le sujet que l’auteur aux prises avec ce sujet. Pour comprendre Boris Taslitzky, il suffit de regarder son œuvre.
On le connaît – on croit le connaître – pour ses combats politiques, la Résistance, la prison, Buchenwald, l’amitié avec Aragon, Laurent Casanova, Picasso… Fort bien. Cela eut lieu, on ne le dira jamais assez. Mais aussi considérable et estimable que cela fut, ce n’est qu’une partie de l’activité qu’il a développée pendant 70 ans et développe encore. La grande affaire de sa vie est la peinture et c’est elle qui le révèle le plus dans son cheminement, sa diversité.
Comme portraitiste, il s’attache à montrer ses personnages dans leur humanité réelle, dans la spécificité d’habitude qui les caractérise. Il ne les flatte pas, se gardant bien de les représenter dans une position avantageuse. Le dessin ferme, les touches puissantes et assurées font ressortir les traits de caractère du personnage comme en atteste le portrait de Jacques Lemarquet et ceux des autres membres de la cellule Léon Moussinac.
Le travail sur les natures mortes lui permet de repenser la surface, s’approchant très près de l’abstraction. Une sorte de dialogue s’établit avec la représentation de l’objet et permet de repenser l’organisation de l’espace. Voir de ce point de vue L’Hommage à Velasquez mais aussi de nombreuses petites compositions.
Les paysages, par exemple Lasconil, en Bretagne, témoignent de l’influence de peintres comme Poussin ou David, et du travail sur la lumière effectué en leur temps par les impressionnistes. Le tout laissant transparaître une subtile inquiétude qui est la sienne tout autant que le reflet des problèmes du temps.

Aux prises
avec un monde
qui vacille

Ses grandes compositions sociales, parmi lesquelles la série sur l’Algérie des années cinquante, qu’un musée s’honorerait de montrer, évoquent Goya, Delacroix, Géricault et la grande tradition des œuvres monumentales. La leçon est là, maîtrisée, mise en œuvre.
Les toiles d’intérieur, par exemple, ses ateliers si riches en fouillis et en jeux de tons affirmés, expriment une jubilation en même temps qu’un irrépressible et fécond désordre.
Sur le fond, le peintre est aux prises avec un monde qui vacille à chaque instant. Son œuvre est expression de cette inquiétude en même temps que lutte contre ce qui la fait naître.
La peinture actuelle est en crise. Elle est livrée à une sorte de chaos artistique, orchestré et manipulé par l’argent et les institutions qui la régentent. Croire que les artistes suivent le chemin que leur trace leur inspiration est un leurre. Il y a un marché, avec ses tendances, ses investisseurs, ses gains, ses pertes, ceux qui sont cotés, ceux qui vendent, etc. Il faudra faire un jour le bilan de cet énorme gâchis des talents dissous dans des directions qui paraîtront plus tard dérisoires et mettre à jour le rôle des institutions – d’état ou privées, ou mixtes – qui se sont arrogées le droit de régenter un art et d’y faire la pluie et le beau temps. Le résultat est l’omniprésence d’œuvres académiques, reproduisant à perte de vue des systèmes de création progressivement vidés de ce qui en faisait la richesse initiale.
L’académisme nouveau mis en œuvre est sans langage, sans connaissance, faiblement enraciné dans les riches traditions picturales. Ses promoteurs ne sont pas des inventeurs mais des utilisateurs de procédés qui ont perdu, avec eux, leur force impulsive. Il leur reste de savoir occuper le devant de la scène et engranger leurs bénéfices.
Boris Taslitzky, lui, est à la tête d’une œuvre qui puise ses racines dans la peinture française du XIXe siècle et du XXe et se projette vers ce que sera celle qui vient. L’académisme actuel, de quelque nom avantageux qu’il se pare, manque cruellement de sève. On attend un mouvement plastique neuf et tout indique qu’il aura besoin, pour se penser, pour se construire, de revenir sur des œuvres comme celle de Boris Taslitzky. Une œuvre qui se veut miroir de la vie des hommes telle qu’ils veulent la construire. Une œuvre qui se tourne vers la vie.

François Eychart