nous ne sommes rien soyons tout

Le Manifeste - N° 5 - Avril 2004

Peur la ville, peur de la vie
Le beau monde !

Comme en d’autres temps, la peur de la ville sert de repoussoir et de pis aller. On rêve d’« ordre » et de « mort ». Mais la vie n’est-elle pas le désordre ?

«Monter à... », l’expression traduisait la force d’attraction de la grande ville. Force (bénéfique ou maléfique) illustrée par nombre de cinéastes français de l’entre-deux-guerres et des premières années d’après-guerre (Becker, Carné, Clair, Duvivier, Renoir). Dans le paysage audiovisuel contemporain, au contraire, une force de répulsion semble émaner de la grande ville.
Le centre apparaît fréquemment dans les journaux télévisés : cérémonies, inaugurations, premières, officiels, stars... C’est le beau monde du « beau-monde ». Mais c’est un monde réservé : ce qu’étaient les concessions dans le Shanghai d’avant-guerre. De la périphérie, informations, téléfilms et séries reflètent surtout pollution, drogue, bandes, friches industrielles et humaines, grèves-prises d’otages... C’est une zone à risques. Que faire ?

Un chef : le patron

Le retour à la terre ! Pour le régime de Vichy, le couple grande ville-grande industrie était porteur de tous les maux : taudis, tuberculose, troubles moraux et sociaux. La Révolution nationale allait épurer les grandes villes de leurs industries, les disséminer en petites entreprise et ateliers familiaux. En 2004, c’est la mondialisation qui « épure » les grandes villes de leurs industries. Place aux « start up » disséminées dans la « France profonde » où tout se fait « à l’ancienne », « de père en fils », en respectant les « vraies valeurs », là où « le progrès n’est pas arrivé » ! Ces expressions sont extraites de reportages télévisuels qui transportent d’étranges relents des confessionnaux de Vichy.
Pour accorder l’absolution, le maréchal-confesseur exigeait des Français de faire leur mea culpa. Ils devaient renoncer aux péchés d’avant 1940, esprit de jouissance et de revendication ; renier les subversions intellectuelles des années vingt – communisme, dadaïsme, surréalisme, arts déco – ; en revenir aux certitudes et aux valeurs ; accepter les règles simples, naturelles et immuables du gouvernement du pays. Le peuple était particulièrement visé : 40 heures, congés payés et désordres de 1936 n’étaient-ils pas les principales causes de la défaite de 1940 ? Le code du travail était supplanté par une charte et de sages préceptes : l’esprit de revendication retarde le progrès que l’esprit de collaboration réalise ; la communauté de travail, c’est l’entreprise et toute communauté requiert un chef, le patron.

Le retour des « repenties »

En 2004, à nouveau, les Français sont sommés de faire leur mea culpa. Ils doivent renoncer à la contestation héritière de l’esprit 68. Le peuple, à nouveau, est particulièrement visé : les 35 heures et un code du travail tatillon ne paralysent-ils pas les entreprises ? Ce n’est plus le retour à la terre. C’est le retour à la rigueur. Pour l’imposer, plus d’armée d’occupation, plus de gestapo, plus de milice. On matraque toujours, en cas de besoin, mais priorité est donnée au matraquage préventif... avec un micro. Ces « bonnes vieilles » CRS (compagnies républicaines de sécurité) sont toujours là, en cas de coup dur, mais priorité est donnée aux nouvelles CRS (communications du réflexe sécuritaire). La peur du chômage et de la ville implantée dans chaque cerveau serait la plus vigilante des sentinelles, le plus discret des « indics ».
Il ne s’agit plus seulement de faire s’incliner mais de faire se repentir. Fumer n’est pas un délit : radio et télévision parlent pourtant de « repentis du tabac ». Serait-ce le retour du temps des « Repenties » ? Au début de l’urbanisation et de l’industrialisation, des ordres religieux veillaient au bon ordre de la société. Des femmes vivant « dans le désordre », étaient enfermées dans des monastères. Pour se repentir. C’étaient les « Repenties ». La morale y gagnait. Le patronat aussi. Pour leur éviter de tomber « dans le désordre », des filles pauvres étaient recueillies dans des usines-pensionnats. En échange de leur travail, elles avaient droit à l’enseignement du catéchisme et à un salaire consigné dans une caisse d’épargne pour leur inculquer le sens de l’économie. À leur sortie, ces fille « sauvées » recevaient le total qui leur servait de dot.
Rêve d’« ordre ». Rêve de mort. La vie, au contraire, c’est ce que d’aucuns appellent le « désordre ». Violant ces cités interdites que sont les entreprises et les milieux d’affaires, des jeunes réalisateurs braquent leurs caméras sur cet éclairant « désordre » fait de débats, de confrontations, d’expériences, d’échecs corrigés, de conflits. Dissipant les zones d’ombre, ils font reculer la peur. Peur de la ville, peur de la vie.

René Ballet