il n'est pas de sauveur supême

Le Manifeste - N° 5 - Avril 2004
Le film

À propos d’« Un rêve algérien »
Identité dévoilée !

Sadek Hadjeres, membre de la direction du PCA (1952-1965) et premier secrétaire du PAGS (1967-1990) nous livre ici ses impressions sur le dernier film de Jean-Pierre Lledo sur l’Algérie, Un rêve algérien.

Le film de Jean Pierre Lledo m’a inspiré, entre autres, deux choses.
La première concerne directement Henri Alleg, la portée de sa résistance aux bourreaux et la reconnaissance que lui doivent ses camarades et la cause de la liberté pour laquelle il combattait.
Si Henri avait livré à ses tortionnaires le moindre indice, cela aurait rejailli non seulement sur le secteur de l’action politique dans lequel il activait, déjà dangereux pour la période, mais aussi sur le secteur de l’action armée. En fait, l’enjeu était encore plus important et plus global. S’il avait parlé, nous n’aurions pas pu, Bachir Hadj Ali et moi-même, qui assumions la responsabilité du secteur de la lutte armée, prendre, après les arrestations de la « bataille d’Alger » en 1957, le relais de l’ensemble du travail de direction pour le reste de la guerre, avec les conséquences sérieuses que cela aurait impliqué pour l’avenir du parti après l’indépendance.

Encouragé et tonifié
par le film

L’autre point concerne la dimension humaine et sociale de l’engagement des militants communistes algériens. À travers ces témoignages vivants, on n’est plus dans l’image stéréotypée et réductrice qu’on donne des communistes, globalement « purs et durs », entendez par là dogmatiques et insensibles.
Le vécu au profond de la société, la densité humaine et affective des luttes sont la
substance d’une Histoire qui ne peut se réduire à la chronique des appels et prises de position, des visions d’appareils et des présupposés idéologiques (plus ou moins fidèlement rapportés et commentés).
On sort encouragé et tonifié de ce film. Cela ne coule pas de source à une époque où les puissances dominantes laissent entendre que ça ne sert à rien de bouger et de lutter, puisque, disent-elles, tout est déjà réglé. D’aucuns avaient même imprudemment annoncé « la fin de l’Histoire ». Pourquoi donc le spectateur n’est-il pas convaincu de cette pseudo-fatalité, après avoir vu et entendu des acteurs dont le rêve généreux a reflué en dépit des souffrances et sacrifices consentis ?
Il en est ainsi parce que les témoignages montrent implicitement mais avec force les ressorts qui ont animé le « rêve algérien ».
Le film livre un précieux enseignement pour l’avenir. Il dévoile la façon de déjouer les pièges des problèmes dits « identitaires » qui entretiennent des frustrations, des complexes, des préjugés, quand ce n’est pas les peurs et la haine. Par l’affrontement prétendument inévitable des « identités », on cherche et on y parvient souvent, à diviser et empoisonner les relations de ceux qui ont vocation à se retrouver dans le même camp pour secouer le joug inhumain de l’exploitation et de la violence sous leurs différentes formes.
La voix off dans le film demande : qu’est ce qui peut pousser des gens comme Henri à accepter par avance de mourir « pour un pays qui n’est pas le sien » ? Cela voulait dire probablement « pour un pays où il n’est pas né ». Mais pour Alleg l’internationaliste, ce pays où il a combattu était aussi le sien. Non par la naissance, la langue, la religion ou la carte d’identité, mais par quelque chose de plus fort qui transcende tout cela. Alleg, Eliette Loup, Iveton, Henri Maillot et beaucoup d’autres l’ont ressenti ainsi. Le regard et le comportement de leurs compatriotes et camarades musulmans leur renvoyaient la même image et le même sentiment.

Tous les hommes sont frères

Avez-vous remarqué qu’à aucun moment aucun des témoins n’a éprouvé le besoin de faire allusion à son appartenance ethnique ou à sa sensibilité culturelle ou de tenir pour un problème majeur celles de ses compagnons de lutte ? Pourquoi ?
Parce que les motivations sociales qui nous étaient communes s’avéraient plus fortes que la naissance, la langue maternelle ou la religion, toutes choses réelles et importantes mais auxquelles on réduit à tort l’identité nationale. Quand la solidarité sociale contre l’exploitation, la lutte contre l’injustice et l’arbitraire parviennent à se clarifier et à s’exprimer en actes, la cohésion nationale se renforce. À l’inverse, et c’est ce qui s’est passé ces dernières décennies, quand la solidarité et la lutte sociale reculent, les vrais enjeux sont occultés et les prétextes identitaires prennent une tournure exacerbée et monstrueuse
Plusieurs images du film nous aident à comprendre cela et à déjouer ces pièges. Certains, s’ils passaient à côté de ce vieux mineur de l’Ouenza dont vous avez entendu les souvenirs dans sa propre langue, diraient goguenards : « Zyeute un peu ce bougnoule, ce pilier de mosquée enturbanné et engoncé dans sa kachabia ». Ce bougnoule avait durant les grandes grèves de 1947 et 1948, fait plier le directeur français de la mine bien nourri et bien instruit. Il avait gardé amitié et solidarité envers les prolétaires français auprès de qui il avait découvert ce qu’était une loi défendant ses droits sociaux et non pas le port d’une casquette et complet veston.
Avez vous remarqué aussi ces deux tombes côte à côte dans le cimetière musulman, celle de la mère Loup, adepte de la libre pensée et celle de son amie musulmane, assidue à ses cinq prières quotidiennes, qui avait demandé avec insistance à son fils qu’on l’enterre près de son amie française ? Dans les années 60, la tombe de la mère Loup portait une simple inscription en français : « Tous les hommes sont frères ». Aujourd’hui, la nouvelle pierre tombale est gravée en arabe.
Autrement dit, les sensibilités identitaires subissent en bien les fluctuations et les interactions positives des évolutions sociales, ou à l’inverse souffrent et s’enveniment du fait des contradictions sociales mal gérées ou exacerbées.

Merci Jean Pierre Lledo,
d’avoir recueilli et mis en valeur ces témoignages.

Sadek Hadjeres

Le film :

Réalisateur : Jean-Pierre Lledo
Scénariste : Jean-Pierre Lledo
Producteurs : Denis Poncet, Jean-Xavier Lestrade, Joseph Rouschop et Rachida Mekki
Image : Jean-Jacques Mrejen
Son : Alain Sironval
Monteur : Chantal Hymans
Compositeurs : Camille Rocailleux et Josué Febles
Production : Maha Productions, Tarantula et Naouel Films