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Le Manifeste - N° 5 - Avril 2004
Mettre en échec les projets
d’une Europe-empire
Non à toute Constitution
Les pays européens n’ont pas réussi à se mettre d’accord en décembre dernier sur une Constitution européenne. Cela ne veut pas dire que le projet n’est plus à l’ordre du jour.
Le 13 décembre 2003. Réunis depuis la veille, les vingt-cinq chefs d’état et de gouvernement se séparent sans s’être mis d’accord sur le texte d’un « Traité constitutionnel » pour l’Union européenne. Préparé pendant quinze mois par une « Convention » présidée par Valéry Giscard d’Estaing, le projet achoppe sur quelques questions de pouvoir au sein des institutions prévues. Nombre de dirigeants européens accusent notamment deux pays d’avoir empêché tout compromis. De fait, la Pologne et l’Espagne tiennent à garder un système de décision collectif décidé à Nice, en décembre 2000 : cet équilibre leur assure en effet un « poids » au sein du Conseil européen nettement supérieur à ce que leur accorde le projet Giscard. Les dirigeants polonais ont d’ailleurs beau jeu de faire valoir que le Traité de Nice avait en son temps été jugé excellent par Paris et Berlin ; en outre, c’est sur la base de ce dernier – qui n’entrera en vigueur qu’à la fin de 2004 ! – que les citoyens des pays de l’Est ont approuvé l’adhésion (il est vrai avec des taux records d’abstention).
Remettre le couvert
Cependant, cette querelle ne doit pas cacher que les
dirigeants européens s’accordent sur 95 % du texte. La « Constitution »
concoctée par un aréopage – censé, à l’image des constituants américains,
représenter l’improbable « peuple européen » – se caractérise notamment par la
reprise, aggravée, de « l’acquis communautaire », en particulier la prévalence
des dogmes libéraux (libre-circulation, libre-concurrence, déréglementations…) ;
mais aussi par l’institution d’un état supra-national de nature fédérale (même
si le mot a été gommé à la dernière minute), dont l’ordre juridique prévaudrait
sur chacune des constitutions nationales, transformant celles-ci en règlements
intérieurs de « Länder » soumis aux décisions centrales. C’est le point
essentiel qui marque une phase qualitativement nouvelle dans la « construction
européenne », que le capital voudrait irréversible. Le texte Giscard prévoit
ainsi qu’en cas de conflit de compétences entre un pays et le « centre », c’est
un organe supranational – la Cour de Luxembourg – qui trancherait en dernier
ressort. L’enjeu n’est rien d’autre que la liberté de chaque peuple de décider
de son destin.
La « Conférence intergouvernementale » en charge de trouver un accord unanime
n’est pas terminée. Et nombre de forces n’ont pas perdu espoir de « remettre le
couvert ». En revanche, à Paris et à Berlin, on semble de plus en plus convaincu
qu’une Europe à vingt-cinq ne pourra plus fonctionner en maintenant la fiction
d’états « égaux ». Avec l’aide de Londres (qui peut se prévaloir d’être en phase
avec les gouvernements les plus atlantistes, notamment l’Espagne et les pays de
l’Est), un directoire à trois est en train de se mettre en place. Cette
alternative au projet Giscard n’est naturellement pas plus favorable à la
souveraineté des nations. Elle ne manquera pas d’attiser les querelles et
rivalités. Il appartient en tout cas à chaque peuple de reconquérir sa liberté
politique, et, ce faisant, de mettre en échec les projets d’une Europe-empire,
dont les ambitions mondiales sont de moins en moins dissimulées.
Pierre Lévy