le genre humain |
Le Manifeste - N° 4 - Mars 2004
Accusés, levez-vous
Nous vivons dans un système qui culpabilise les travailleurs, les chômeurs, les fumeurs, les malades et d’autres encore. Une façon comme une autre de ne pas mettre en cause le profit engendré par l’exploitation capitaliste. Et si les accusés se levaient alors qu’on les veut couchés, plaide Roger Bordier, écrivain.
On connaît l’enfantine protestation dont la mauvaise foi
amuse, ou fâche, les adultes : c’est pas moi, c’est l’autre. L’ennui, c’est que
bien des adultes cèdent aussi à ce tour de passe-passe, mais que chez eux, et
surtout s’ils sont au pouvoir, la puérilité se change en brutalité. Nous en
avons chaque jour des exemples et cela devient si déplacé que l’on s’étonne :
comment des excès de propos et d’actes peuvent-ils s’ériger si bien en méthode
de gouvernement ?
Tentons une réponse, sans complaisance. C’est que, cette fois, il ne s’agit plus
seulement de médiocres procédés employés déjà, entrés pour ainsi dire dans les
usages, ceux-ci fussent-ils peu reluisants, mais d’une situation moralement
grave et dont nos concitoyens, dans leur ensemble, ne semblent pas prendre
pleinement conscience. Cela aussi, c’est grave.
Rire ou pleurer ?
Pourquoi ? Parce que (ce qui ne s’était pas encore produit de
cette façon-là, mécaniquement) nous sommes en face d’une véritable stratégie,
sans doute pensée de longue date, élaborée sur des bases civiques et sociales
concrètes, et enfin appliquée résolument.
C’est assez net : les Français sont désormais enfermés dans ce qu’il faut bel et
bien appeler un système de culpabilisation.
Les preuves ? Il y en a tant que l’on ne peut en citer que quelques-unes, les
plus visibles, les plus sensibles, ou les plus récentes, mais enfin, que dans
une sorte d’esprit de patronage, l’on aille jusqu’à imposer aux fonctionnaires
des modes d’avancement qui semblent s’inspirer de discours à la Casimir Perier
sur « la récompense », est-ce acceptable ? À qui dit-on : si vous êtes sage,
vous aurez un bon point ?
Faut-il rire ou pleurer ?
Pensons à ceux qui le plus souvent pleurent : les chômeurs, cette drôle
d’engeance. À leur égard, c’est tout juste si l’on n’en revient pas à la vieille
dénonciation qui montrait en eux dans les années trente des gens qui cherchent
du travail en priant le bon Dieu de ne pas en trouver. Car ils vont être, à
travers des pratiques plus radicales, pour ne pas dire aussi méprisantes,
surveillés maintenant de très près, ce qui fera sûrement plaisir à Mme Brigitte
Bardot. Tas de fainéants, je vais vous en donner, moi, du Rmi, voici une
nouvelle disposition qui éclairera la culpabilité de nombre d’entre vous.
Donc, tous coupables ?
Évidemment.
Que nul ne soit épargné.
Ainsi – et les médias de service public ne cessent de le seriner – les malades,
qui n’ont aucun scrupule, transgressent une honnête réglementation en se
gorgeant d’antibiotiques. On objectera que ces médicaments, n’étant pas en vente
libre, ne peuvent être délivrés que sur prescription médicale. Et ensuite ? Un
coupable, cela se choisit. Et que ceux-là cessent d’avaler gélule sur gélule
dans leur whisky ou leur porto.
Salauds de malades !
Salauds de travailleurs : les autorités compétentes en ont assez de
subventionner, en quelque sorte, une attitude de tire-au-flanc habile à
décrocher des arrêts-travail.
Salauds de fumeurs, vous n’achèterez plus un seul paquet de cigarettes sans lire
dessus, en gros caractères : Fumer tue.
Salauds d’automobilistes : vous serez sans cesse espionné par des robots à qui
vous n’aurez pas, et pour cause, à poser des questions. Dans ce tribunal qui
fait défiler tant de coupables, ce sont des greffiers : ils enregistrent.
Salauds de salariés : vous paierez par la suppression d’un jour férié, de toute
façon par une journée de boulot supplémentaire le scandaleux délit
météorologique que vous avez commis en déclenchant la canicule mortelle du mois
d’août 2003.
Salauds d’intermittents du spectacle : vous profitez d’un statut trop avantageux
et qui favorise vos douteuses combines.
Salauds… Une fois, un ministre alla même jusqu’à rajeunir la trop fameuse
indignation : c’est la faute au Front populaire de 36 et à ses acquis sociaux si
la France a perdu la guerre en 1940.
Pour ma part, je persiste à croire que ce ne fut nullement là une maladresse de
langage, mais une intervention concertée, une décision parfaitement mûrie : il
pouvait être bon de justifier, en lui infusant une forte dose de référence
historique, ce moderne système de culpabilisation.
Les faibles
et les forts
Pendant un temps, une solide dame animait pour le petit écran
une émission intitulée « le maillon faible », autrement dit, celui que l’on
éliminait, sans trop de ménagement d’ailleurs, parce qu’il avait été incapable
de répondre aux questions posées en général sur un ton d’adjudant de quartier.
Je sais, on dira : Bah ! ce n’était qu’un jeu. Certes, mais qui supposait ceci :
l’exclusion est chose normale, elle appartient au fonctionnement le plus naturel
de la société. Les truismes ont toujours raison : il y a les faibles et les
forts.
Pour beaucoup de nos politiciens actuellement aux commandes, la distinction
prend un sens agressif : être faible, c’est être fautif. Sinon, comment
expliquerait-on le mal, l’insécurité, l’indiscipline et tout le reste ? Comment
pourrait-on les dépouiller d’une forme humaine ? Soyons réalistes, n’est-ce pas.
Soyons-le en effet, mais autrement.
Il faut cette fois crier casse-cou. Il faut s’élever contre de perpétuelles
mises en accusation et contre la manière dont elles se multiplient, se
diversifient au gré des besoins, économiques évidemment, culturels aussi. Ce
système de culpabilisation que les possédants voudraient faire passer pour une
éthique, autrement dit un cache-profit, un cache-exploitation, sachons qu’il ne
s’imposera définitivement que si nous laissons faire.
Il faut dire que nous récusons ce président de tribunal, omniprésent,
omniscient, et qui ne cesse de lancer l’injonction, encore aggravée par son
pluriel : Accusés, levez-vous… Mais comment pourraient-ils se lever puisque vous
les voulez couchés ?
Roger Bordier