Le Manifeste - N° 4 - Mars 2004
 

Un thriller glacé
Exécutés à mots portants

Les exécutions, l’élimination de masse sont les traits communs entre Scarface et Violence des échanges en milieu tempéré.
Le premier, film « de gangsters » d’Howard Hawks en 1932 ; le second, film « social » du jeune réalisateur français Jean-Marc Moutout en 2003 : deux variations sur la « violence » et le « milieu ». Dans les deux films, pour défendre la Loi (du taux de profit maximal), la société charge une entreprise d’éliminer ses filiales ou concurrentes les moins rentables. Mais la première histoire se passe à Chicago pendant la « grande crise » et la prohibition ; la seconde, en France, à l’époque de la déréglementation.

Le gang
d’Al Capone

Dans Scarface, la société (du crime) tire ses profits de la fabrication et de la commercialisation illégales de l’alcool. Elle lutte contre deux institutions iniques qui violent la Loi (du profit) : fisc, police anti-fraude. Si des compromis sont possibles et mutuellement profitables avec les autorités politiques et judiciaires, rien de tel avec les bootleggers qui cassent les prix et ne versent pas la taxe qui garantirait leur sécurité. Une entreprise est chargée de contrôler, conseiller et, si nécessaire, éliminer ces bootleggers hors-la-Loi (du profit). Cette entreprise de conseils, c’est le gang d’Al Capone. Comme toute affaire de surveillance, il opère dans des lieux discrets, fermés, « boîtes » (de nuit) où le fracas du jazz couvre les négociations et le ballet des girls dissimule les transferts. En cas de contentieux, le gang procède à un « redressement » comme dit le fisc : raids, descentes, mitraillages, dynamitage, exécutions à bout portant.

Mac Gregor Consulting

Soixante-dix ans plus tard, le cadre de Violence des échanges en milieu tempéré s’est élargi. Ce n’est plus la seule société (du crime) mais la société capitaliste tout entière. Elle ne tire pas ses profits d’une dangereuse contrebande mais de l’exploitation ouverte de toutes les ressources (naturelles et humaines). Elle aussi lutte contre des institutions iniques opposées à la Loi (du profit), les syndicats et le code du Travail, mais, pour remettre de l’ordre, elle ne fait pas appel à un gang. Elle s’adresse à Mac Gregor Consulting, multinationale assez puissante pour s’exhiber à la vue et à l’insu de tous dans son building de verre de La Défense.
Pas de PM Thompson ni de dynamite, elle élimine à l’audit.
Philippe, consultant junior de la Mac Gregor, est désigné pour procéder à l’audit d’une usine en province. Il sait qu’audit signifie vérification, apurement et qu’il faut épurer les effectifs pour apurer un bilan. L’épuration n’était qu’une source de plaisirs pour Al Capone, interprété dans Scarface (en français, le Balafré) par un Paul Muni à la gueule de tueur psychopathe. Il n’en va pas de même pour Philippe, interprété par un Jérémie Rénier au physique d’ange gardien. De plus, Philippe est sensible et d’origine populaire. Aussi, si le chronométrage à distance des phases de production ne lui pose pas de problème, il refuse les « bilans individuels de compétence », c’est-à-dire le face à face, seul dans un bureau, avec un futur licencié. Tiendra-t-il bon ? Là se situe l’acte de la crise de ce film-tragédie moderne.

Un thriller glacé

Le senior de Mac Gregor Consulting qui le forme ne le laisse pas s’attendrir. C’est justement parce que Philippe est sensible et d’origine populaire qu’il a été choisi. Une fois qu’il aura été cassé et qu’il aura renié les siens, il sera le plus dur, le plus implacable. Le meilleur. Effective-ment, la scène suivante le montre procédant aux face à face meurtriers. Machoires serrées, regard lointain, il exécute à mots portants. Froideur plus terrifiante que la bestialité d’Al Capone, primaire artisan du crime qui finira ses jours en prison pour une banale affaire de fraude fiscale.
Tout autre est le destin des honorables consultants Mac Gregor. Dans un établissement de luxe, le PDG brandit une coupe au triomphe de la firme et lance son cri de guerre : Work hard, play hard (Travail dur, jeu dur). Tous les consultants – le « sensible » Philippe au premier plan – reprennent en chœur le cri de guerre, tendant leur coupe à bout de bras. Vers le chef ! Étrange sensation de retour en arrière : mêmes bras tendus, sans coupe mais avec un brassard, vers un autre chef : les SS après la Nuit de cristal ou la Nuit des longs couteaux..
Le Champagne bien frais a remplacé le sang tiède. Violence des échanges en milieu tempéré est bien un thriller glacé.

René Ballet