debout les damnés de la terre

Le Manifeste - N° 4 - Mars 2004

 

Contre le racisme en Corse
Ava Basta

Noëlle Vincensini est présidente du Collectif antiraciste de Corse Ava Basta. Militante au passé prestigieux, elle mène dans des conditions souvent difficiles une action pour les droits de l’homme qui est aussi un combat de classe : les travailleurs immigrés, notamment Marocains, forment au moins 10 % de la population de l’île ; ils sont certainement la partie la plus importante de la classe ouvrière insulaire, dans le bâtiment, l’agriculture, etc. Le Manifeste lui donne la parole en toute liberté.

Née dans une famille nombreuse – 9 enfants – modeste, et dans un village de la Corse de l’intérieur, la première ville que j’ai vue fut Bastia, avant la guerre. En 1941, année de ma quatrième, mes parents décidèrent de me faire rejoindre Montpellier où demeurait une sœur de ma mère. J’avais quatorze ans. Trois ans plus tard j’atterrissais à Ravensbrück, camp de concentration nazi pour femmes particulièrement.
En Corse, dans ma famille et mon village, on n’avait pas digéré la capitulation face au nazisme de 1940. Mon frère aîné et mon père ont rejoint les rangs rebelles du Front national d’alors. Avec quelques camarades du lycée Clémenceau de Montpellier, nous organisâmes des actions, spontanées au départ, et contrôlées ensuite par la Résistance au sein du FUJP (Front uni des jeunes patriotes : tracts et journaux clandestins, affichages et inscriptions sur les murs, collecte des armes.

Des camps
au Parti
communiste

Des normaliennes du lycée avaient eu des contacts avec l’AS, l’Armée secrète, qui dépendait directement de Londres. C’est dans un rendez-vous avec elles que j’ai été arrêtée. L’AS avait été infiltrée par la Gestapo, et un jour, il y a eu une cinquantaine d’arrestations. J’avais dix-sept ans, mes trois compagnes, élèves institutrices, dix-neuf et vingt ans. Par chance, sauf dans la prison militaire allemande, où, en vertu de ma qualité de Corse, on m’a considérée comme génétiquement dangereuse et isolée dès le premier jour dans le quartier des condamnés à mort, nous n’avons jamais été séparées.
Trois interrogatoires durs – battue, pendue… – mais j’ai tenu le coup. C’était au printemps 1944 et on nous a déportées assez vite, car le temps n’était plus aux comparutions devant des tribunaux. Dans les pires conditions d’atteinte à sa dignité morale et physique, l’être humain peut se préserver une petite flamme invincible. La solidarité qui m’a arrachée à la mort, moi et quelques autres, en témoigne splendidement.
Revenue du camp, « ancien combattant » à dix-huit ans, j’ai adhéré au Parti communiste, impressionnée que j’avais été par des hommes et des femmes exceptionnels rencontrés tant dans la Résistance qu’à Ravensbrück. J’ai quitté le Parti communiste en 1974, en Corse.
Je ne comprenais plus « la ligne Marchais », et surtout, j’étais choquée par le jacobinisme attardé du PC en France, comme en Corse. À mon sens, le Parti communiste a perdu les éléments théoriques qui auraient pu lui permettre de comprendre les évolutions du monde des vivants. Figé dans des dogmes étroits dépassés par l’évolution dialectique de l’histoire, il a décollé des réalités contemporaines… Notamment avec la Corse, ils n’ont pas su appréhender les phénomènes nouveaux, réactifs face à une mondialisation qui tend à homogénéiser les sociétés et les cultures sur un mode ultra-libéral. La décentralisation, voire l’autonomie de gestion, dans le cadre d’une République qui se conçoit dans la diversité et non dans l’homogénéité, peuvent accompagner les nécessaires mutations.
Dans l’angoisse engendrée par une espèce de menace de non-être, le racisme fleurit plus facilement. Sur des actes racistes qui ont interpellé la conscience de bien des Corses en 1985, s’est créé Ava Basta, à l’appel de quarante personnalités.

La Corse
doit se réconcilier
avec elle-même

Nous avons voulu que la Corse se responsabilise face à son propre racisme. Une réponse particulière face à une situation particulière. D’où une association régionale, indépendante des organisations nationales. Ce ne fut pas bien vu au départ par les institutionnels existants : pour les communistes, il y avait le Mrap, pour les socialistes « Sos Racisme », pour les nationalistes, notre solidarité avec l’immigration participait de ce qu’ils appelaient « une colonisation de peuplement »… Bref, le Collectif Antiraciste de Corse a bousculé un peu tout le monde et a fait son chemin à l’écoute de tous, mais ferme sur ses principes. Nos relations avec les nationalistes ont été tempétueuses au départ, avec l’assassinat début 1986 de deux Tunisiens revendiqué par les Flnc (Front de libération de la Corse) d’alors, et pour lequel nous sommes montés en première ligne, évidemment, pour condamner et débattre.
Mais, malgré des menaces précises, nous ne nous sommes pas retirés sur l’Aventin de nos bonnes consciences. Aujourd’hui les mouvements nationalistes condamnent les actes racistes et sont représentés dans les manifestations qui réagissent contre ces aberrations. Mais ils ne contrôlent pas vraiment la base et leurs sympathisants qui, mus par un sentiment de revendication identitaire mal vécu, dérivent parfois dans un racisme qui peut se faire violent.
Ava Basta est une organisation régionale avec un siège d’accueil quotidien à Ajaccio et un autre à Bastia. Nous faisons des permanences régulières ponctuelles en micro-régions (Plaine Orientale, Balagne, Porto Vecchio …). Nous nous attachons à informer, aider les immigrés à connaître leurs droits, à monter les dossiers. Nous avons un rôle de médiation, tant avec les administrations qu’avec la population d’accueil. Nous avons travaillé à la régularisation de quelques centaines de « sans papiers » depuis 1997. En dix-huit années, les violences qui étaient trop nombreuses contre les immigrés, sont devenues plus rares, et suscitent maintenant les protestations indignées d’à peu près tout le monde. Les immigrés qui n’étaient à l’époque que des ombres craintives et silencieuses rasant les murs ont maintenant une présence reconnue dans la cité. Il reste encore du chemin à parcourir. Le racisme ordinaire, banal, gagne du terrain ici aussi, comme partout en France et en Europe. Les évènements du « 11 septembre », les guerres de Palestine et d’Irak, la propagande sécuritaire, les difficultés sociales grandissantes tendent à le favoriser, ici comme ailleurs. C’est un combat incessant qu’Ava Basta n’est pas prêt de lâcher, malgré les menaces et… les attentats aussi !
Une certaine corsophobie galopante a sévi et sévit encore dans les médias nationaux, et dans la bouche de certains personnages. Nous avons dû protester maintes fois auprès d’eux, et, même, nous avons intenté un procès pour propos racistes anti-corses. tre traité de façon infamante n’aide pas un peuple à fuir ses propres démons. La corsophobie est une manière d’éluder les vrais problèmes. La Corse doit se réconcilier avec elle-même, et les autres doivent l’y aider en reconnaissant sa différence d’une part. Et d’autre part, il faudrait secouer la vieille classe politique traditionnelle claniste, et mettre en œuvre un développement adapté ancré sur de réelles potentialités. Il est sûr que cela ne cadre pas avec un certain déterminisme de l’évolution de l’économie capitaliste.

Noëlle Vincensini