la raison tonne en son cratère |
Le Manifeste - N° 3 - Janvier 2004
Supplément 4 pages Spécial 80e anniversaire de la mort de Lénine
Voir aussi les participations :
Bonjour Lénine
Le 21 janvier commémore le quatre-vingtième anniversaire de la mort de Lénine. Pour marquer cette date, le Manifeste édite ce quatre pages spécial qui rend compte de l’initiative du collectif Utopie (http://www.utopies.org) qui s’est tenue à Vénissieux en novembre dernier autour de la brochure écrite par Vladimir Illich Oulianov, dit Lénine, Que Faire ? Cette soirée à la fois culturelle, éducative et politique dénommée Good Morning Lénine, a mêlé les évocations de Bertolt Brecht chanté par une troupe de théâtre et de Hans Eisler avec un impressionnant montage vidéo autour de son Lenin Requiem. Des interventions d’analyse sur Lénine, sur l’histoire ou sur la brochure elle-même, la lecture de poèmes de Francis Combes sur Lénine ont suivi. Puis le philosophe Georges Labica a donné une conférence. Nous publions ici des extraits de ces interventions
C’est à Lénine qu’il faut revenir
Pour quelle raison aujourd’hui, une telle chape de plomb sur
Lénine ? Lénine est effacé même des endroits où on l’attendrait le plus, dans
les partis qui se réclament du communisme, tout se passe comme si on se
débarrassait progressivement de tout ce qui a à voir avec Lénine. Le dernier
exemple en date, j’espère que les conséquences ne seront pas mauvaises, c’est la
façon dont la LCR renonce à la dictature du prolétariat.
Marx a sa place parce que les théoriciens, économistes, philosophes de la classe
dominante, disent du bien de lui, parce que c’est un philosophe, une figure
consacrée dans le panthéon des gloires de l’occident. À l’inverse, Staline,
c’est la réprobation générale.
Donner une arme
au prolétariat
Et Lénine là-dedans ? Lénine, dans toute cette histoire,
c’est le type qui a fait une Révolution.
Marx, Engels et ses amis, ont essayé, mais ils n’ont pas fait de Révolution. Ils
y ont pensé, ils y ont réfléchi, mais ils ne l’ont pas faite. Lénine, lui, fait
une Révolution. Cela lui a valu la haine, la hargne de tous les possédants du
monde entier jusqu’aujourd’hui.
Ce qui fait l’actualité de Lénine, ce qui lui donne une sorte de permanence
c’est précisément l’acte de cette Révolution. Ce que nous apprenons avec Lénine,
c’est qu’il est difficile de faire une Révolution, en ce sens que ce n’est pas
donné d’avance et qu’il faut tout le temps inventer.
Lénine a un avantage sur Robespierre, il connaît Marx, la théorie de la
Révolution et sa finalité, – en finir avec les rapports capitalistes de
production. Mais très vite, Lénine s’aperçoit qu’en ayant cela, on peut
effectivement – et c’est le but de Que Faire ? – donner au prolétariat une arme
qui est son organisation politique – le Parti – avec les tâches qui sont celles
du Parti, de formation, de propagande, la tâche théorique, etc.
Ce qui domine chez Lénine c’est donc la pratique politique, la jonction entre la
théorie et la pratique, qui met les idées à l’épreuve des contradictions
réelles.
Une démocratie socialiste des travailleurs
Le guide c’est la doctrine de Marx, qu’il faut donc maintenir
contre tous les dangers qui la menacent, toutes les infestations par l’idéologie
bourgeoise largement dominante en Russie et présente chez les révolutionnaires
eux-mêmes, comme, plus tôt, chez les populistes, qui pensaient qu’il suffisait
de tuer le Tsar pour que le processus révolutionnaire s’enclenche. Insistons sur
cette idée de la pratique politique et sur le fait que la Révolution amène
chaque fois à inventer de nouveaux protocoles pour la comprendre, pour la
poursuivre, pour l’accomplir. Concepts et pratiques doivent parvenir à
l’appréciation la plus serrée du rapport de forces, à la fois à l’intérieur du
pays et aussi, on le verra surtout après 1917, sur le plan international. Les
pays occidentaux ont utilisé tous les moyens, de la guerre à la diplomatie, pour
essayer de battre le pouvoir soviétique, de l’extérieur, avec la coalition
militaire, mais aussi pour le miner de l’intérieur avec les armées blanches.
Les textes de Lénine sont parfaitement clairs sur l’extraordinaire difficulté à
bâtir une société socialiste précisément dans un pays qui n’était même pas
suffisamment capitaliste. Pour Marx, le socialisme apparaîtrait lorsque le
capitalisme serait très développé, dans des pays, par exemple, comme la France
ou la Grande-Bretagne. C’est en quoi le communisme était considéré comme une
tendance du capitalisme. Bien sûr, il ne jaillirait pas tout seul, il faudrait
l’aider. Et Marx, avec le Manifeste écrit qu’il faut un Parti, une organisation,
des luttes dûment orientées. Lénine, quant à lui, insiste sur le fait que autant
il avait été facile d’engager la révolution en Russie, autant il serait
difficile d’y établir un état des travailleurs. Il comptait avant tout sur la
force d’extension de l’exemple russe hors des frontières, en Allemagne
notamment. La Révolution russe n’accomplirait sa tâche que si elle était relayée
par d’autres révolutions. Mais l’Union Soviétique s’est retrouvée seule.
Jusqu’à sa mort en 1924, Lénine s’est heurté à la difficulté énorme de bâtir une
démocratie socialiste des travailleurs, sans les moyens pour la faire. De même
qu’en 1902 il posait la question « Que Faire ? », Lénine se demande : « Qui va
l’emporter du socialisme ou du capitalisme ? » Les obstacles sont considérables
et suscitent discussions, polémiques et fortes tensions à l’intérieur du Parti
bolchevique. Résultat : on invente une formule qui prétend concilier le
capitalisme et le socialisme, celle de la Nouvelle Politique économique, la NEP.
Lénine sait très bien quel recul extraordinaire elle représente. Je ne puis
revenir ici sur cette histoire cependant fort édifiante. Sinon pour relever
qu’elle aboutit à la constitution d’une bureaucratie, d’un appareil tout
puissant qui va confisquer le pouvoir et, par conséquent, en priver le
prolétariat. À la fin de sa vie, Lénine sait qui a gagné. Ce n’est pas le
socialisme. C’est le stalinisme, un système bâtard qui emprunte au capitalisme
le renforcement de l’état, au lieu et place de son dépérissement ainsi que les
diverses procédures de coercition qui l’accompagnent.
Good Bye Lénine
Après la mort de Lénine, les bolcheviques ses anciens
camarades disent : la Révolution, nous l’avons faite dans un pays sous
développé, dans des conditions détestables, avec une forte paysannerie, un petit
prolétariat, un contexte international profondément hostile, elle est donc très
particulière. Ceux qui partagent ce jugement ne tarderont pas à être éliminés.
Les gens qui tiennent ce discours sont éliminés. Un autre discours l’emportera,
celui de Staline affirmant que la Révolution souhaitée par Marx, la Révolution
socialiste a été accomplie, et qu’elle délivre un message universel. Cette thèse
va s’imposer dans l’Internationale et l’ensemble des partis communistes. Elle
sera la source d’un grand nombre d’erreurs, pour ne pas dire de catastrophes. En
Russie même va s’établir un état qui n’est pas l’état des travailleurs, non pas
la dictature du prolétariat, mais la dictature sur le prolétariat, malgré des
effets positifs comme s’en fait l’écho ce film délicieux, Good Bye Lénine. Sur
le plan international, c’est pareil.
Cette situation sera longtemps mal perçue parce que l’existence de l’Union
Soviétique et du « camp socialiste » exprimaient l’espérance la plus exaltante
pour les travailleurs du monde entier et pendant des décennies la référence
irremplaçable de leurs luttes.
Le marxisme n’a rien à voir avec une recette qu’on appliquerait comme un
emplâtre sur une jambe de bois.
Mondialisation,
globalisation
ou impérialisme ?
Aujourd’hui, tous ces éléments, la pratique politique, la
spécificité des situations historiques, la haine elle-même dont la bourgeoisie
poursuit toute volonté transformatrice demeurent à l’horizon. C’est la raison
pour laquelle votre réunion témoigne d’un culot extraordinaire en mettant dans
le mille, parlant de celui dont il faut parler parce qu’on en parle pas,
c’est-à-dire de Lénine.
La première constatation consiste en ce que la situation de notre monde a bien
peu affaire avec celle du XIXe siècle, les choses ont évolué, la démocratie
s’est répandue, une amélioration, sinon un enrichissement général de l’humanité
s’est opéré, le monde du travail et la totalité des procès de production et
d’échange ont été bouleversés, les mutations technologiques de l’information ont
crée de nouvelles pratiques culturelles ?...
Derrière ce discours néanmoins, force nous est de convenir que non seulement la
structure de la société est restée la même que du temps de Marx, autrement dit
que les rapports capitalistes sont toujours les rapports dominants à l’échelle
de la planète, mais, alors qu’on nous avait promis un monde nouveau après la
chute du mur de Berlin, le règne de la démocratie partout, l’harmonie entre les
nations, la paix... Toutes les statistiques produites par les organismes
internationaux montrent une aggravation sans précédent des inégalités, des
menaces meurtrières pour la planète elle-même, le bellicisme hégémonique et la
loi du plus fort à l’abri des proclamations concernant les droits de l’homme,
l’état de droit ou le droit international.
Une seule super-puissance domine le monde, qui désormais, grâce la chute du mur,
n’a plus de concurrence, si bancale soit-elle, à redouter. La super puissance
des États-Unis, c’est la puissance de la guerre. M. Bush ne dissimule plus la
détermination de contrôler le monde, d’abord par ses ressources énergétiques, et
en interdisant tout développement national autonome. Tel est le sens du concept
de « guerre préventive » et de son arrogance
Quel nom donner à cette situation ? Mondialisation, globalisation ? Mais pour
caractériser la période actuelle, voilà qui ne nous apprend pas grand-chose !
Dès le début du Manifeste, Marx et Engels expliquent qu’il appartient à la
vocation du capitalisme de s’étendre à l’ensemble de la planète, de se
mondialiser, de faire régner à l’échelle de la planète ses rapports de
production en détruisant les formes antérieures. Nous en vivons
l’accomplissement, caractérisé, on le sait, par le règne du capital financier,
du capital spéculatif, dont l’image est celle de la bourse.
J’ajoute que le capitalisme subordonnant la production au capital financier, se
rencontrait déjà dans le troisième livre du Capital de Marx ! Le capitalisme,
représenté par l’équation argent-marchandise-argent pouvait en venir à sauter
l’intermédiaire de la marchandise pour se réduire au rapport argent-argent ou
« l’argent fait de l’argent comme le poirier porte des poires ». Pour l’époque,
c’est presque inconcevable, pour nous c’est le concret quotidien.
Où sont les gros mots ?
Bien entendu, tout cela est factice, superficiel et
transitoire, dans la mesure où l’économie, en tant que productrice de richesses
demeure l’acteur principal. Le nom de cette combinaison, de ce stade auquel est
parvenu le capitalisme, Lénine l’a parfaitement énoncé, non pas la
mondialisation, mais bien l’impérialisme. Il y a encore un an ou deux, on se
gardait de prononcer le mot d’impérialisme. Comme s’il s’agissait d’une
incongruité, d’une cochonnerie. Je faisais remarquer à mes étudiants qu’aux
heures de grande écoute à la radio, des speakerines ne rougissaient pas de dire
« couilles » ou « bite »( je ne caricature pas !), mais il était beaucoup plus
rare, d’entendre « lutte de classes » ou « impérialisme ». Où sont les « gros
mots », comme on disait à l’école ?
Si l’internationalisme apparaissait comme le noyau de l’alter mondialisation,
nos craintes assurément seraient moindres, car cela signifierait le regroupement
des forces progressistes susceptibles de faire changer le monde, donc une base
sociale différente, qui ne se limiterait pas aux couches moyennes. Marx et ses
successeurs avaient prôné une telle alliance. Or, avec le développement du
capitalisme, avec ce qu’on appelle la mondialisation, ce sont les classes
moyennes, pas seulement les travailleurs, qui ont été frappés.
Pensons également à l’idéologie qui reflète de façon souvent tout à fait fidèle
les comportements de la classe qui la produit. Ainsi, à la veille du dernier
forum social, quelqu’un comme José Bové déclarait « nous ne voulons pas engager
une révolution, la révolution, c’est une idée du XIXe siècle, cette idée est
caduque, nous, ce que nous voulons engager ce sont des réformes, des réformes
après des réformes, évidemment c’est un chemin difficile ». Les réformes
n’appartiendraient-elles plus au XIXe siècle. Ne sait-on pas, depuis Bernstein
et le large éventail des expériences socialistes ce qu’il en est du réformisme ?
Dans une interview du président d’ATTAC, à une revue, après le forum, le
journaliste pose la question de savoir quelle est la radicalité dont son
mouvement est porteur. Nikonoff énumère les excellentes propositions que le
mouvement ATTAC a faites, et ajoute « de toute manière, ça exclut complètement
l’idée de révolution, parce que le grand soir, c’est fini ». On reconnaît là le
langage qui a été celui du Parti communiste au moment de l’abandon de la
dictature du prolétariat. Plus de grand soir, c’est fini ! Qu’est-ce qu’on a à
la place ? Le débat, les rencontres, le consensus, le dialogue ? Plus de classe,
seulement des partenaires sociaux, les mêmes qui négocient avec un Seillière.
La révolution c’est l’accomplissement
de la démocratie
C’est un autre enseignement de Lénine. L’impérialisme, la
lutte des classes, ça existe toujours. Certains sociologues nous disent le
contraire. Mais ceux qui appartiennent au prolétariat savent ce qu’ils
subissent. Ce sont eux qui sont frappés par le chômage, par les licenciements de
toutes sortes. Ils forment cette catégorie que les dits sociologues ont baptisée
« la nouvelle pauvreté ». Et je ne dis rien du fait dûment constaté qu’à
l’échelle mondiale le poids du prolétariat n’a cessé de croître dans les
dernières années...
Nous savons que ce sont pas des phénomènes structurels et peu importe que
l’article 1 de la Constitution garantisse le droit au travail, tout le monde
s’en fout. À noter que dans la liste des articles qui composent la Déclaration
universelle des droits de l’homme, un seul est réellement et complètement
respecté, le droit de propriété !
La révolution de Lénine, c’est aussi la dictature du prolétariat. C’est-à-dire
le pouvoir de la majorité qui s’oppose et se substitue à la dictature de la
minorité. Aujourd’hui, ce que l’on appelle les démocraties, ce sont, qu’on le
veuille ou non, des dictatures de la bourgeoisie, dont la nature est certes
moins visible qu’elle ne l’était autrefois car elle a été remodelée par un
siècle et demi de luttes sociales, grâce avant tout aux marxistes, aux
léninistes, mais l’exercice du pouvoir atteste d’une présence bel et bien
reconduite. Il n’est que de voir la croissance accélérée d’élection en élection
des taux d’abstention. Si les citoyens renoncent au premier de leurs droits qui
est celui du vote, on peut s’attendre à ce qu’ils mettent les pouces dans bien
d’autres domaines !
Cette doctrine du prolétariat comme pouvoir des travailleurs, on ne peut en
faire l’économie. Qui peut croire que des gens comme M. Seillère vont se retirer
à la faveur d’un « consensus » issu d’une discussion « citoyenne » qu’ils
auraient eu avec nous et nous remettre les clefs de la maison ?
Veut-on savoir ce qu’il en est de la démocratie, d’une vraie, débarrassée des
aliénations, coercitions et autres formes d’exploitation ? Lénine n’est pas muet
non plus sur cette affaire, même si on jette soigneusement la chape d’un silence
aussi convenu qu’il est de classe, y compris de gauche, sur la thèse en vérité
fondamentale qu’il a défendue à la suite de Marx et qui déclare indissociables
révolution et démocratie. La révolution, c’est le plein épanouissement de la
démocratie. C’est l’entrée dans la démocratie de tous ceux qui s’en trouvaient
exclus, de droit ou de fait, autrement dit les travailleurs, autrement dit les
non propriétaires.
Après avoir accompli ce tour excessivement rapide, une conclusion me tente que
j’emprunterai à un vieux révolutionnaire étatsunien (mais, oui !), assurant, il
y a quelques 60 ans : « Comme d’habitude, c’est à Lénine qu’il faut revenir ! »
Un dossier réalisé
par Georges Labica