le genre humain

Le Manifeste - N° 3 - Janvier 2004

 

Le « sport business »,
stade suprême
de la mondialisation

Le sport s’est « démocratisé » en même temps que se professionnalisait le sport d’élite. Le sport spectacle devient une marchandise. L’argent serait-il au centre des préoccupations du sport d’aujourd’hui ?

À la fin du XIXe siècle, le sport est l’apanage des classes aisées. Peu à peu – d’abord pour des raisons militaires– l’éducation physique est introduite dans les écoles, et la pratique sportive gagne progressivement l’ensemble de la société. Parallèlement, le sport d’élite se professionnalise et devient un spectacle.
Dès la première moitié du XXe siècle, l’argent commence à pénétrer le domaine sportif, les annonceurs ayant en général un rapport direct avec le sport : ainsi, sous couvert d’exploit sportif, le journal L’Auto crée et organise le Tour de France, l’objectif étant principalement d’augmenter son tirage. Ce n’est toutefois qu’après la guerre, et surtout depuis 1980, que le monde des affaires submerge le domaine sportif et en dévoie les données. La compétition n’est plus une fin en soi, mais un simple moyen pour les entreprises – dont la plupart n’ont strictement rien à voir avec le secteur sportif – de faire de la publicité, de communiquer, bref de se servir du sport pour faire de l’argent.

Sport spectacle

Le catalyseur de ce mouvement est la télévision qui permet de créer un spectacle planétaire. Bien entendu tous les sports ne sont pas situés à même enseigne : l’argent va principalement à ceux qui comme le football, le cyclisme, la boxe, l’athlétisme, sont simples à comprendre, télégéniques, médiatiques, donc universels : les coûts publicitaires étant fonction du nombre de téléspectateurs, les grandes multinationales sont au premier rang. Elles confisquent même les grands évènements sportifs en créant des cercles fermés de sponsors, lesquels interdisent à leurs concurrents moins fortunés de paraître à l’écran. En vingt-cinq ans, le « sport-spectacle » est devenu une marchandise : 80 % de l’argent qui circule dans ce domaine a pour origine les recettes publicitaires et les droits télévisés.
Comme dans les autres secteurs marchands, la pénétration des multinationales s’effectue au détriment des États, des entreprises et des intérêts locaux.
Les fédérations sportives qui organisaient leur sport et ses compétitions, et s’efforçaient d’y inclure une certaine morale, sont reléguées au rang d’acteurs secondaires.
Sous couvert de retombées économiques potentielles, les annonceurs exigent des pays organisateurs, donc des contribuables, des investissements pharamineux en terme d’enceintes sportives, d’accueil des compétiteurs, de moyens de retransmission… Ils limitent de facto aux nations riches la possibilité d’organiser de grands évènements sportifs, et se contentent, pour l’essentiel, de ramasser la mise sans procéder aux investissements.

Que le plus riche gagne

Au moyen d’un matraquage publicitaire considérable, dont ils ont seuls les possibilités, ils arrivent à obtenir des taux d’audience considérables, englobant des téléspectateurs qui n’ont jamais pratiqué le sport qu’ils regardent, y compris, phénomène nouveau, femmes et enfants. Clubs et associations sportives se transforment peu à peu en entreprises de spectacle : certains clubs de foot sont déjà cotés en Bourse, les clubs européens les plus riches se sont regroupés en G.14 pour défendre leurs intérêts. Au Japon, les clubs ne sont pas représentatifs de villes, mais d’entreprises, avec pour principal objectif de promouvoir leurs produits.
Dans le cadre du rapport de force qui s’est progressivement créé, la législation des pays organisateurs est battue en brèche. Ainsi, pour continuer à organiser son grand prix automobile à Spa, la Belgique qui s’est dotée d’une loi anti-tabac doit accepter des annonceurs cigarettiers.
Les pays en voie de développement, en particulier l’Afrique, sont chargés essentiellement de fournir la « matière première », c’est-à-dire des compétiteurs qui ne coûtent pas cher. Certains changent même de nationalité, voire de nom, au profit de nations à la recherche de victoires.
Le commerce s’est approprié le sport comme moyen de communication privilégié. Grâce au sport et à sa médiatisation, les grandes marques peuvent acquérir une notoriété planétaire, pénétrer sans frein des marchés vierges, atteindre les endroits les plus reculés de la planète, y formater progressivement la consommation et la globalisation des comportements. Les taux d’audience sans commune mesure avec d’autres domaines – jusqu’à 3 milliards de téléspectateurs répartis sur 200 pays pendant certaines rencontres de la Coupe du monde 2002 – permettent d’affirmer que le sport est bien aujourd’hui le stade suprême de la mondialisation.
D’ailleurs la célèbre formule « Que le meilleur gagne » correspond à la forme la plus aboutie du libéralisme, surtout lorsque « le meilleur » correspond en général au plus riche.

Louis Alexandre