groupons-nous et demain

Le Manifeste - N° 3 - Janvier 2004

 

Le syndicalisme a-t-il un avenir ?

La question se pose de l’utilité du syndicat. S’il semble avoir été essentiel à un moment, certains se demandent s’il n’est pas une forme d’organisation dépassée. De nombreuses coordinations fleurissent. On a le sentiment qu’on fait moins confiance aux syndicats que par le passé. Il n’y aurait que 8 % de syndiqués en France. Ce qui est relativement peu comparé à d’autres pays comme l’Italie. Le Manifeste a rencontré trois syndicalistes pour faire le point.

Pour vous, le syndicat sert-il encore à quelque chose? N’est-il pas une forme d’organisation dépassée ?

Philippe Carer : De plus en plus, le syndicat est utile face aux attaques patronales et gouvernementales. Ceci étant dit, en France, on est dans un cadre de division syndicale importante ce qui ne conduit pas au renforcement du syndicalisme. C’est vrai que dans la situation actuelle du pays, y compris avec le problème des perspectives politiques, on est souvent interpellé sur l’avenir du syndicalisme et sur ses responsabilités. Je pense que le syndicat a des responsabilités particulières à assumer mais que la question principale à laquelle on est confronté est celle de la perspective politique. Tant qu’il n’y a pas de véritable perspective avec des partis politiques qui jouent véritablement leur rôle, notamment concernant un véritable changement de société, le syndicat ne répondra pas à toutes les questions.

Philippe Cordat : Il y a une tendance dans le paysage social, politique, économi-que : considérer que le séisme qui s’est produit au plan politique aurait les mêmes effets sur le syndicalisme. Il faut faire attention. Les choses ne sont pas tout à fait pareilles. Il faut aussi se garder de comparer le syndicalisme français avec ce qui se passe dans les autres pays européens. C’est vrai qu’il y a un état de syndicalisation qui n’est pas satisfaisant mais, par le passé, aux meilleures heures du syndicalisme en France, ce n’était pas mieux .
On assiste à l’apparition de certaines forces ou groupements, courroies de transmission de formations politiques. Je pense particulièrement à l’extrême gauche avec les Sud. Je continue à penser que le syndicalisme a un avenir à condition qu’il joue un rôle plus offensif sur les revendications, en portant les valeurs qui sont à l’origine du syndicalisme français et en tenant un certain nombre de grandes questions comme les valeurs de solidarité, les combats anticapitalistes, sur la paix, contre le racisme. On a une difficulté à ce que le syndicalisme porte la transformation sociale et nourrisse l’espoir. L’absence de perspectives politiques est un élément lourd du point de vue de la motivation des salariés. Mais le syndicalisme peut continuer à faire avancer des idées et jouer un rôle moteur pour la partie qui lui revient : transformer les choses à partir du revendicatif.

Charles Hoareau : Si le syndicalisme s’enfonce dans une démarche institutionnelle de représentation dans les instances d’une société en déliquescence qui exclut au moins six millions de salariés, il va forcément se couper de tous ces exclus et de tous ceux qui se sentent en solidarité avec eux. S’il se situe sur des bases de lutte, il sera forcément en opposition avec ceux qui organisent ou qui gèrent l’exclusion. Sur le phénomène des coordinations, j’observe, vu de mon département, qu’il y a deux éléments de réflexion. Il y a d’une part le phénomène coordination animée, pour aller vite, par ce que j’appellerai le gauchisme historique. Mais les coordinations existent parce que, à un moment donné, il y a besoin de remplir un vide sur l’aspect syndicalisme de lutte. En mai et juin, dans mon département, il y des secteurs, notamment là où la Cgt était faible, où des salariés se sont mis dans l’action parce qu’ils ne trouvaient pas avec le syndicalisme présent dans leur boîte une forme de syndicalisme de lutte.
On vit une période complexe dans les rapports salariaux, dans les rapports humains, dans le tissu des solidarités. On n’est plus au temps des grandes concentrations ou-vrières qui étaient peut-être plus simples pour nous, même s’il ne faut pas idéaliser le syndicalisme d’hier. L’avenir du syndicalisme réside dans sa capacité à ne pas lâcher sur les conceptions de classe. Quand je dis cela ce n’est pas une question de sémantique ou d’idéologie mal placée. La lutte des classes n’a jamais été autant d’actualité. Que les gens soient salariés ou pas, chômeurs ou pas, ils en ont une grande conscience. On a des riches qui s’engraissent et des pauvres qui s’appauvrissent. La lutte des classes est d’une actualité flagrante. C’est vrai au plan français, européen, mondial. Il faut à la fois parler du carreau cassé et de la transformation de la société. Sinon on trompe les salariés ; le capitalisme ne peut pas répondre à leurs besoins.

Vous dites qu’il existe une grande conscience des enjeux d’aujourd’hui de la part des salariés, mais peu sont syndiqués. Alors cette lutte de classe doit-elle passer par le syndicat ou aussi par d’autres choses ?

Philippe Cordat : Je crois que le syndicat ne peut pas répondre à tout. Ce serait dangereux de vouloir faire jouer au syndicalisme autre chose que sa mission. Je suis d’accord pour gagner à une conception plus affirmée d’un syndicalisme de lutte de classes, mais je pense qu’il faut qu’on ait un syndicalisme qui soit en phase avec le salariat d’aujourd’hui, avec tout ce qui s’est produit du point de vue des évolutions, des modes de vie.
On est dans une dictature économique, mais aussi dans une dictature des idées. Il y a une guerre organisée contre le syndicalisme dans son ensemble. Par rapport aux nouvelles formes d’organisation, il y a un retour sur l’émergence de formes organisées corporatistes. Ce que je constate, dans mon département, c’est que plus il y a de formes organisées corporatistes, moins il y a de syndiqués. La multiplication de ces organisations ne profite qu’à l’adversaire de classe. Il faudrait poser les termes du débat autrement, dans un cadre public.

Philippe Carer : Dans ma profession, Sud a été créé très tôt. Ça s’est constitué sans doute sur des faiblesses du syndicalisme traditionnel mais avant tout sur une base d’un repli corporatiste. Dans le secteur des Ptt, quand Sud est fortement influent, on porte plutôt les questions de la profession, ce qui rend difficile le traitement des questions transversales. En même temps, cela naît de la crise profonde qui traverse la société française, d’une déliquescence du politique ; on a, de fait, un certain repli corporatiste. Une société où on flatte l’individualisme, c’est le contraire du syndicalisme. On est dans ce dilemme compliqué. Mais dans cette société où on prône l’individualisme, il y a aussi des limites. Il y a un certain retour des salariés, c’est là qu’est l’espace du syndicalisme. Pour être un bon syndicaliste aujourd’hui, il faut marcher sur ses deux pieds. Le pied de la perspective et des propositions réellement anticapitalistes et le pied du concret. Le syndicalisme qui représente les salariés, quelle que soit leur profession, a un avenir. Pour la première fois depuis la création de la Cgt, des syndicalistes d’autres organisations, au lieu de créer de nouvelles structures pour diviser et affaiblir, regardent vers la Cgt. Même si ça pose d’autres problèmes, c’est un point d’appui.

Charles Hoareau : Il n’y a pas de chemin unique de la prise de conscience. J’ai bien vu cet été au Larzac qu’il existe des associations qui font un travail qui aide à prendre conscience de la nécessité de changer le monde. Ce qui pèse, c’est l’absence de dynamique nationale du syndicat, qui soit à l’offensive sur le terrain de la lutte. Le 13 mai au soir, la Cgt aurait pu aller plus loin, plus fort, plus vite pour faire grandir le temps fort. Si on s’enferme nous-mêmes dans les négociations, on va asseoir l’idée qu’en face, ils sont plus forts. On ne peut pas décréter la grève générale illimitée pour demain matin, on peut au moins proposer des temps forts d’action, mener l’offensive. Il y a des occasions à saisir à bras le corps. Sur le terrain, il y a des impatiences réfléchies. Le syndicalisme a de l’avenir s’il propose des actions à la hauteur de la colère des gens et de leur souffrance.

Pourtant certains syndicats participent à l’aggravation de la situation. Sur les mesures prises récemment contre les chômeurs, des syndicats de salariés ont signé avec le patronat, comme la Cfdt. Est-ce que ça ne renforce pas l’idée selon laquelle il faut un vrai syndicat de classe ?

Philippe Cordat : Ce n’est pas une donnée nouvelle. Il faut revenir sur la raison d’être des autres organisations syndicales. Il y a des syndicalistes qui sont acquis au libéralisme, sur une démarche d’accompagnement, voire d’anticipation des logiques qui se mettent en place. Malgré le rôle que joue la Cfdt, depuis de nombreuses années, des syndicalistes commencent à voir les choses autrement. Certains viennent vers nous. Sur la conscientisation des salariés, il y a un rapport de force en défaveur du monde du travail. Le patronat fait accepter à des milliers de salariés des départs par des négociations transactionnelles sans qu’il y ait licenciement. Le syndicalisme de classe a un rôle à jouer pour conscientiser la population salariée dans sa mission d’organisation syndicale.

Charles Hoareau : Je partage cette opinion. Quand on n’a pas une organisation syndicale offensive, cela peut conduire à dire : « Puisque je ne peux pas gagner, j’accepte le pire. » Il ne faut pas s’affaiblir sur le front de classe sinon ça entraîne un repli idéologique et vice-versa. Ce sont deux reculs qui se nourrissent l’un l’autre. C’est la question du déclencheur qui est posée. Si on est prêt à taper sur la table au risque de bousculer la légalité, les convenances, sans être des kamikazes, beaucoup de gens s’aligneront en disant « Enfin ! Ça ne peut pas rester comme ça. »

Philippe Carer : C’est sûr que si le syndicat de classe ne fait pas son boulot, il y a forcément un affaiblissement, une adaptation. Les salariés sont contraints alors de choisir entre la peste et le choléra. Il faut travailler cette question à partir des réalités. Par exemple sur la question du service public, est-ce qu’une organisation comme la Cgt peut accepter que le service public se fasse dépecer entreprise par entreprise sans proposer une réaction d’ensemble ? Il y a besoin de réponses rapides qui posent les problèmes de choix de société. Est-ce qu’on a besoin de services publics et pourquoi faire ?

Où en est-on de l’unité syndicale ?

Philippe Carer : Il y a des différences d’appréciation sur l’unité d’action entre syndicats. Est-ce que c’est une affaire de sommet, d’appareil sur un contenu ou est-ce qu’on fait en sorte que les salariés soient maîtres d’œuvre de l’unité ? Jusqu’où ? Or au-jourd’hui les salariés ne sont pas associés et ne découvrent la signature d’un accord que longtemps après. Il y aurait des choses à faire pour pousser la démocratie jusqu’au bout. L’unité d’action qui vient seulement du sommet se lézarde rapidement.

Charles Hoareau : Il n’y a pas d’un côté le syndicalisme de propositions et de l’autre le syndicalisme de contestation. Cette opposition est une vue de l’esprit. Quand on ne signe pas, c’est parce que les propositions faites ne correspondent pas à nos propositions. C’est compliqué de dire aujourd’hui aux chômeurs, il faut faire l’union avec ceux qui ont signé un accord qui vous met à la rue. Il faut l’unité d’action des salariés, mais ça nécessite aussi des actes de direction qui soient volontaristes. On a besoin d’une Cgt qui relève le drapeau et affirme : « Vous ne toucherez pas à notre identité de classe ».
Philippe Cordat : Le syndicalisme de classe, c’est un syndicalisme moderne qui porte la transformation, des revendications, qui analyse les rapports de force et travaille les contradictions. Le syndicalisme Cgt n’est pas cantonné à être enfermé sur une position de repli et de refus. L’unité d’action se pose dans des conditions nouvelles. J’ai participé au débat sur l’école. Des tas de gens interviennent autour de l’école avec lesquels on a perdu le contact mais qui rayonnent sur des populations importantes. On peut travailler avec eux. Il faut bien sûr poser la question des contenus. Il faut que les salariés soient à l’initiative. La Cgt aurait intérêt à jouer un rôle moteur sur la question d’une organisation syndicale qui accueille toutes les catégories de salariés pour défendre leur communauté d’intérêts de classe.

Propos recueillis par Patricia Latour

Philippe Carer (Retour au texte)
est militant Cgt des Ptt

Philippe Cordat (Retour au texte)
est syndicaliste Cgt du Loire et Cher

Charles Hoareau (Retour au texte)
est militant Cgt chômeurs à Marseille