le monde va changer de base

Le Manifeste - N° 3 - Janvier 2004

 

Face à la mondialisation
Où en est l’Algérie ?

Elle va mieux selon les critères de l’économie officielle. Il n’en demeure pas moins qu’elle connaît une situation de crise qui prend la forme que la mondialisation capitaliste donne à « l’ouverture » de ce pays aspirant à intégrer l’OMC et à s’associer à l’Union européenne. Le géographe André Prenant fait le point.

L’Algérie ? Comment va la santé ?
Nettement mieux, si l’on se réfère aux critères des docteurs de l’économie officielle néo ou ultra-libéraux du FMI, de la Banque Mondiale, de l’OMC ou de l’Union Européenne. S’« associant » la Méditerranée, ils ne jugent et ne jurent, comme le pouvoir algérien, que sur les données macro-économiques. Depuis qu’en échange du rééchelonnement de sa dette, l’État s’est soumis en 1994 au Plan d’ajustement structurel (PAS), son budget, de déficitaire (de 9 %), est devenu bénéficiaire (de 10 % même en 2000). Cela malgré une réduction de la pression fiscale (à 15 % du PIB), par la grâce des cours élevés du pétrole brut et surtout du fait de la réduction des dépenses publiques (à moins du tiers du PIB en 2003, contre 36 % dix ans plus tôt). Dans le même temps, il a réduit l’inflation (elle est passée de 30 % par an avant 1994 à 5 % ces six dernières années), en acceptant la sous-évaluation du dinar, ajustée sur celle du marché informel.
L’État a engrangé, grain par grain comme un rat dans son terrier, 30 milliards de dollars de « réserves de change » en devises prélevées sur ses excédents d’exportation, grâce au maintien à un haut niveau des cours du brut, notamment à la faveur de la guerre contre l’Irak. Trente milliards, c’est seulement cinq de moins que le record de la dette extérieure au début 1994, à la veille de son rééchelonnement. C’est aussi une fois et demie le montant global des revenus pétroliers annuels depuis 2000, l’équivalent de 60 % du PIB total, et presque son équivalent hors hydrocarbures. Partagés entre tous les Algériens et Algériennes, ils représenteraient pour chacun d’entre eux un apport de 1 000 dollars par an. Son partage entre les actifs laisserait à chacun d’eux plus de trois fois le salaire minimum officiel et sans les chômeurs, plus de cinq fois.

Plus de rente « partagée »,
moins d’investissements

La réduction du service de la dette par le rééchelonnement a certes aidé cette capitalisation, en le ramenant de 8,9 milliards de dollars en 1994 à environ la moitié de cette somme dans les quatre années suivantes, soit de 30 % à 15 % du montant de son encours. Il n’en est pas moins resté stable depuis, entre 4 et 4,5 milliards de dollars (encore 40 % des revenus de l’État), tandis que l’encours reculait de 28,3 milliards de dollars en 1999 à 22,4 en 2002. En ce qui concerne la seule dette publique extérieure, à 18 milliards de dollars en 2003. Mais la part intérieure de dette publique s’est gonflée jusqu’à 12 milliards de dollars, ramenant son montant total à 30 milliards de dollars, encore plus de la moitié du PIB. La dette extérieure totale, part du privé incluse, se monte toujours à 22 milliards, et son service grève toujours autant le budget. C’est pourtant à la racheter, pour la réduire en 2004 à environ 15 milliards, qu’est prévue l’utilisation d’une partie des « réserves de change » de la Banque centrale.
Que faire d’autre avec ces « réserves » ? Il ne saurait être question d’en faire un instrument de développement productif entre les mains de l’État. Ce serait contraire aux normes des organismes internationaux qui depuis 1974, pour rééchelonner la dette, imposent leurs conditions d’« ouverture du marché » à un pouvoir impatient de faire adhérer l’Algérie à l’OMC ou de l’« associer » à l’Union Européenne, pour satisfaire les milieux d’affaire du pays.
Alors que la croissance globale ne décolle pas et s’essouffle loin derrière les prévisions optimistes du FMI pour 2003 (+ 6,9 %), la part qu’y tiennent pétrole et gaz (surtout exportés) y reste dominante – près du tiers du PIB –, quand celle de l’industrie hors hydrocarbures ne cesse de régresser. Le PIB reste, avec 56 milliards de dollars, plus bas qu’au milieu des années 1980, et à 70 % de celui de 1993. Encore le doit-il aux conditions favorables de l’exportation définies plus haut. Il ne représente pourtant plus – avec 1 800 $ par tête – que la moitié de ce qu’il apportait par habitant en 1984, malgré le recul de la croissance démographique en 20 ans de 3 à 1,8 % par an.
L’essentiel des devises provient de plus en plus des hydrocarbures (produits bruts ou raffinés), qui représentent 97,2 % des exportations, contre 73 % en 1967, 75 % en 1971, 96 % en 1977 et plus des 9/10e de la fiscalité. Ce sont ces revenus qui avaient servi, dans les années 1970, à l’investissement dans les secteurs productifs publics. C’est grâce à eux aujourd’hui que l’État réduit la fiscalité, encourage le secteur privé, et accumule ses « réserves ». Il se désengage : de 1986 à 1997, l’investissement est passé de 15 % à 7,4 %. En 2003, il atteint 9,8 % des dépenses publiques. L’État a en outre mis aux enchères, depuis deux ans, pour de grands groupes étrangers, la concession de 49 % des parts d’une vingtaine de lots d’exploration-exploitation, principalement dans le bassin jusque-là encore inexploité de Hassi Berkine. Un projet de loi doit même réduire à 30 % la part de la Société nationale SONATRACH. Ainsi l’« ouverture » touche-t-elle désormais la vache à lait de la rente pétrolière.

Des difficultés à trouver
preneur des privatisations

Peut-être cela tient-il à l’échec rencontré par l’effort de bradage du reste du potentiel productif, qui a jusqu’à présent accompagné son recul. Celui-ci concerne avant tout l’industrie. Elle était, jusqu’en 1984, pour l’essentiel le fait d’entreprises publiques nées du morcellement des sociétés nationales, dans un but affiché de rentabilisation. La progression de la production industrielle – mis à part dans les cimenteries et les minoteries – avait cessé peu à peu entre les années 1981 à 1986, pour faire place au recul à partir de 1987. Déjà ramenée de près de 15 à 10,6 % lors de l’imposition du PAS en 1994, sa part a reculé depuis de 30 % dans la formation de la valeur ajoutée. Avec 7,3 % du PIB en 2000, l’industrie est à la dernière place, après l’agriculture qui fournit toujours entre 8 et 10 %.
La mise sous tutelle des entreprises publiques d’État ou régionales par des « holdings » publics a, depuis 1998, conduit plus à la dissolution de nombre d’entre elles – privées des moyens de remplacer leur équipement vétuste et donc de maintenir l’utilisation de leurs capacités –, qu’à une rénovation destinée avant tout à les valoriser pour les privatiser. Le plan de relance n’a permis en 2003 qu’une croissance de 2 % du secteur, essentiellement par le renouvellement d’une partie de l’équipement d’entreprises publiques vues comme ayant « vocation » à la privatisation : la sidérurgie de base de Sider à Annaba avait ainsi vu restaurer son second haut fourneau pour être « mieux » vendue à un groupe indien qui, depuis 2000, n’a pas réalisé d’investissement nouveau.
Le secteur privé industriel, encore très limité, centré sur l’agroalimentaire, reste plus spéculatif qu’investisseur. Au point que le marché le plus rentable, parce que lié à une consommation obligatoire, la minoterie-semoulerie, est désormais sursaturé par plus de 300 unités concurrentes des grands groupes publics. Hors des champs pétroliers et du rachat avantageux d’usines existantes, les groupes étrangers n’ont créé que des unités pseudo-productives. Ils importent de faux « semi-produits », acquittant six fois moins de taxes douanières que sur les produits finis, qu’ils font monter en « kit » par une main d’œuvre non-qualifiée, peu nombreuse et sous-payée. Cette concurrence déloyale tolérée de Philips, Samsung, Daewoo à Bordj-Bou-Arreridj, leur a permis de mettre à mal le complexe d’électronique d’État de Sidi-bel-Abbès. Le mythique groupe Khalifa – médicaments importés, puis banque, transport aérien, O.M., bâtiment et T.V. (dont la liquidation ruine ses actionnaires, des dizaines de milliers de petits porteurs aux caisses publiques de retraites et sécurité sociale) –, a dû sa rapide ascension, depuis 1998, au leasing de 35 de ses 37 avions (surtout par Airbus pour s’ouvrir le marché).

Du chômage à l’informel,
l’avenir d’une Algérie « mondialisée » ?

On est tout près ici du secteur informel, dont la place ne cesse de s’étendre depuis les années 1980. Le trabendo (la contrebande) n’était alors que l’amorce d’une ouverture. L’extension du chômage, avec la suppression de quelque 180 000 emplois industriels (40 %) touche aujourd’hui un tiers des actifs (2,7 millions, dont les 4/5e des jeunes, dont 180 000 diplômés). Il a permis, plutôt que « de créer des emplois » comme l’ont prétendu des économistes suivis par la presse, d’en récupérer contre de très bas salaires et sans charges sociales. Le « travail au noir » est devenu majoritaire dans certaines entreprises privées et s’infiltre jusque dans le public, qui ne compte plus, fonction publi-que comprise, que 1 400 000 salariés (un quart des actifs occupés). À côté de la multiplication des entrepreneurs d’« import-import » (35 000 en 2002), de la réapparition de la précarité des journaliers agricoles, de l’emploi d’auxiliaires non déclarés (enfants y compris), dans le désordre d’entreprises de minibus substituées aux transports en commun publics, la crise de l’habitat multiplie les conditions précaires d’emploi, en même temps qu’elle explique la bonne santé du bâtiment et des matériaux de construction. Cette crise est d’ailleurs due plus à la spéculation et aux conflits d’intérêts qu’à son insuffisance – il y avait un quart de logements vides en 1998 – et est accentuée par les catastrophes « naturelles » et le terrorisme islamiste.
Cette situation de crise n’est-elle pas en réalité la forme que la « mondialisation » donne à l’« ouverture » de ce pays aspirant à intégrer l’OMC et à s’associer à l’Union Européenne ? Jusqu’à présent, ce recours paraît donner lieu à un consensus, abondamment nourri par le pouvoir et les media. Déjà sous Chadli, l’alternative instrumentalisée en avait été l’islamisme. Le mouvement autonomiste ka-byle, qui exprime en fait une insatisfaction très large, est enfermé dans son particularisme à travers l’image « démocratique » des « arch ». Tous les partis reconnus, RCD et FFS inclus, n’ont de perspective qu’à travers l’acceptation de cette ouverture. C’est aussi le cas de l’héritier officiel du PAGS, qui a renoncé au communisme dès 1991, le MDS, obnubilé par la seule lutte anti-islamiste (le PADS n’a guère, lui, d’influence qu’en France). Nombre, de jeunes surtout, ont vu en Khalifa un modèle (comme d’autres, en Russie, Khodorkovski). Alger Républicain reparaît certes, mais comme mensuel et à l’insu de beaucoup. Le seul parti représenté dont le discours s’oppose au consensus est le Parti des Travailleurs, trotskiste, de Louisa Hanoun. Le discours syndical officiel (UGTA) dénonce certes les privatisations, celles prévues des services publics (Poste ou Sonelgaz), et soutient les revendications salariales de la SNVI. Mais pour les enseignants, il se contente de l’offre de primes de 5 000 D.A. par mois, quand leur syndicat autonome poursuit la lutte.
À un niveau de crise plus grave, les travailleurs français reconnaîtront en Algérie leurs propres problèmes. C’est le fondement d’une solidarité réelle, face aux mêmes menaces des mêmes adversaires.

André Prenant