debout les damnés de la terre

Le Manifeste - N° 3 - Janvier 2004

 

La classe ouvrière a-t-elle disparu ?

 

Nous vivons dans une société où le travail est gommé, à tel point que certains ont pu prétendre que la classe ouvrière avait disparu. Disparue, vraiment ?

Le quotidien est peuplé de ces « disparus » : disparus, les ouvriers qui ramassent les poubelles, ceux qui bitument les routes et les trottoirs, ceux qui bâtissent le Grand stade et les immeubles, ceux qui hantent les allées des supermarchés pour remettre des produits dans les rayons, ceux qui s’échinent dans les cuisines des restaurants ?

Stabilité du nombre des ouvriers

Contrairement à une opinion répandue, le nombre d’ouvriers n’a pas considérablement baissé entre 1962 et 2002. Les ouvriers étaient 7,4 millions en 1962. Ils ont atteint les 8 millions en 1975. Ils sont aujourd’hui, selon les derniers résultats des enquêtes de l’INSEE, 7 millions. Au total, une érosion d’un million sur les 25 dernières années : de quoi tordre le cou à une prétendue disparition. Bien entendu, certains secteurs ont été fortement touchés : le textile (70 000 salariés aujourd’hui contre 300 000 dans les années 70), l’automobile
(-130 000 emplois depuis 1975), les équipements mécaniques (- 150 000) et l’énergie, à cause de la fermeture des mines (- 100 000).
Dans le même temps, les employés, qui étaient 3,6 millions en 1962, sont aujourd’hui 7,8 millions. Cela ne se traduit pas pour autant par des emplois de qualité. Par exemple, la grande distribution, qui employait moins de 200 000 personnes en 1961, en emploie aujourd’hui 870 000. Or, la majorité des emplois dans ce secteur sont à temps partiel, précaires et mal rémunérés. De plus, un certain nombre d’emplois du secteur secondaire ont été reclassés dans le tertiaire. Par exemple, les activités d’entretien et de nettoyage dans l’industrie, qui relevaient du secondaire, ont été systématiquement externalisés. Classés dans les « services aux entreprises », ils sont aujourd’hui comptabilisés comme des emplois tertiaires.

Une nouvelle donne

La classe ouvrière n’a pas disparu. Elle se serait plutôt « tertiarisée ». Actuellement, les gens qui n’ont à monnayer que leur seule force de travail se voient proposer des « petits boulots » dans le commerce ou les services, c’est à dire des emplois non-qualifiés (et non-qualifiants), mal payés et précaires : magasiniers, serveurs, vendeurs, etc.
La nouvelle donne de ces dernières années n’est donc pas la disparition de la classe ouvrière, mais l’apparition de nouvelles formes d’exploitation qui touchent des catégories sociales jusque-là épargnées. On parle de « travailleurs pauvres » pour désigner une frange de plus en plus importante de gens obligés d’accepter des conditions de travail dégradées pour des salaires permettant à peine de couvrir les dépenses courantes. Victimes de la stratégie de cassage de l’emploi déployée depuis les années 70 par le patronat avec la complicité active des élites politiques, ces travailleurs réussissent à peine à maintenir la tête hors de l’eau. Au moindre accident de parcours, ils rejoignent les rangs de ceux qui sont broyés par le système : chômeurs de longue durée, RMIstes, …
La précarité est sciemment utilisée par bon nombre d’employeurs, notamment dans les services. Les grands magasins de distribution, pour ne pas les citer, emploient aux caisses de préférence des femmes seules avec des enfants à charge : elles ne sont que plus dociles. Elles travaillent rarement plus de 30 heures par semaine, avec des « pauses » de trois à quatre heures qui coupent leur journée, les empêchant d’exercer toute autre activité.
La restauration rapide emploie, elle aussi, des techniques de management très particulières. Les personnes recrutées sont des jeunes sans qualification ou des étudiants. Outre des conditions de travail très dures (sous-effectifs, cadences élevées, « polyvalence »), ils subissent la flexibilité des horaires, des temps partiels imposés… D’où un important turn-over, qui ne gêne pas les patrons du secteur : dans les circonstances présentes, la réserve de main d’œuvre paraît inépuisable.

Le monde du travail aujourd’hui

Quand les journalistes écrivent sur le monde du travail – ce qui leur arrive rarement, le sujet ne doit pas être « porteur » –, ils s’étonnent toujours des conditions de travail. « C’est Zola », lit-on souvent. Ils oublient allègrement des décennies de combats ouvriers qui ont permis que les formes d’exploitation décrites par Zola disparaissent. Mais les conditions de travail sont objectivement difficiles. Et les ouvriers qui se battent sont présentés comme des dinosaures qui veulent défendre des privilèges d’un autre âge…
La pénibilité du travail, rarement reconnue, n’est surtout jamais rémunérée à son juste prix. Or, le travail en usine – comme dans d’autres secteurs, artisanat, commerce, transport, services – est physiquement difficile : porter des charges lourdes, répéter continuellement les mêmes gestes, travailler dans une atmosphère surchauffée, polluée, etc. Tout cela pèse sur l’organisme, créant fatigue physique, surmenage, parfois jusqu’à l’épuisement.

Au moins ce jour-là on ne travaille pas

Catherine Gauthier travaille dans une blanchisserie industrielle depuis 25 ans : « Toute la journée, on se contorsionne pour attraper les vêtements sur les cintres industriels, qui sont très lourds, les plier, les emballer. Le tout sans perdre de temps, parce que les vêtements arrivent continuellement. Au service teinturerie, on est au-dessus de presses à vapeur d’un mètre 80 de long. On a des maux de tête continuels à cause de la chaleur et de la vapeur. En été, on peut atteindre 50° ! Nous sommes tous “déglingués” : douleurs lombaires, dorsales, musculaires. Les tendons des épaules sont abîmés. De nombreux collègues ont été opérés du canal carpien. »
Comme l’explique Bernard Péculier, ouvrier pâtissier et conseiller Prud’homme à Paris, ces conditions ne sont pas propres à l’industrie : « Chez les artisans boulangers-pâtissiers, les conditions de travail n’ont pas vraiment changé depuis la fin de la guerre. On travaille de nuit, dans la chaleur, la poussière de farine, sans aération, car tout est en sous-sol. Le consommateur voit la façade, le magasin : tout est beau. Mais l’envers est souvent catastrophique : sol en terre battue, pas de vestiaires, pas de douches. Si l’ouvrier est nourri-logé, il est pratiquement corvéable à merci : il peut difficilement refuser de faire le travail que lui demande le patron. En boulangerie pâtisserie, outre la pénibilité du travail de nuit, nous avons surtout le problème des heures supplémentaires que les patrons payent sous le manteau. C’est pour cela que nous tenons à un jour de fermeture hebdomadaire : au moins ce jour-là, on ne travaille pas. »
Il y a également les maladies professionnelles et les accidents du travail. Depuis une dizaine d’années, les maladies professionnelles sont en augmentation. Pour Pascal, ancien élu au Chsct d’une usine de cimenterie, c’est la conception même de la prévention qui est à revoir : « La question de la prévention est de plus en plus prise en charge par le management, mais elle l’est toujours sous l’angle de la prévention individuelle. Les dirigeants commandent des audits qui pointent certaines défaillances et font des préconisations. Mais c’est toujours la prévention individuelle qui est privilégiée, pas la prévention collective. Dans les cimenteries, le travail est très pénible à cause des poussières. Elles peuvent provoquer des maladies graves. Nous portons des masques respiratoires mais ils ne retiennent que 30 % des poussières. Si l’on voulait vraiment être efficace, il faudrait transformer complètement les processus de fabrication. Pour pallier à certains risques, on nous impose de plus en plus de contraintes. Elles sont incomprises des salariés, qui ne les respectent pas. Du coup, certains salariés sont licenciés pour faute grave. D’une manière générale, il n’y a aucun effort pour réduire la pénibilité du travail. »
En 2001, l’Inspection du travail dénombrait plus de 43 000 accidents du travail entraînant une incapacité permanente et 730 décès.
Harcèlement moral


On constate dans de nombreux secteurs une dégradation des conditions de travail. L’application des 35 heures a, en règle générale, eu pour conséquence d’accentuer les cadences et donc la pénibilité. D’autres facteurs, comme l’« externalisation » de pans entiers des processus de fabrication, expliquent cette dégradation. Angel Aranda, monteur de turbines depuis quinze ans chez Alstom, travailleur non-sédentaire, a pu le constater : « Notre travail est très minutieux. Il demande une très grande technicité et il est très éprouvant physiquement et nerveusement. Depuis une dizaine d’années, ils ont mis en place des chantiers traités au forfait. Un chargé d’affaires voit le client, estime le temps qu’il faut passer sur le chantier, et le détermine avec le client. Ensuite, c’est au chef de chantier de le réaliser dans le temps imparti. On découvre ce qu’il y a à faire quand on arrive sur le chantier. Non seulement nous sommes moitié moins nombreux qu’il y a une quinzaine d’années, mais on nous envoie une main d’œuvre sous-traitante non formée. Or, pour faire un bon “turbinier”, il faut une formation d’ajusteur et cinq à six années d’expérience. Avec des effectifs diminués de moitié et des contraintes de temps, on doit travailler et surveiller les gens qui travaillent avec nous. C’est la même chose lorsqu’on nous envoie à l’étranger. Avant, on partait avec toute une équipe formée. Aujourd’hui, on envoie un gars seul, qui doit se débrouiller sur place avec des mécanos ! »
En dernier lieu, le harcèlement moral connaît un regain. Le patronat se sent le vent en poupe et exerce des pressions multiples, n’hésitant pas à faire du chantage au chômage. Catherine Gauthier a été à trois reprises traînée devant les tribunaux par ses employeurs pour avoir créé un syndicat Cgt dans son entreprise : « Quand je suis rentrée dans l’entreprise, il y a 25 ans, je me suis fixé un but, la bataille syndicale. Autrement, je serais partie. Les conditions de travail étaient peut être moins dures, mais il y avait une pression insupportable. On était surveillés sans cesse. Il y avait même des caméras dans les vestiaires ! J’ai eu droit à tout : aux flics, au juge d’instruction, au tribunal, à la pression des collègues. Ça a été une quinzaine d’années de procédures judiciaires. Mais c’est le patron qui a cédé : il a dû supprimer les caméras, et faire cesser la surveillance. » Ce qui n’empêche pas la direction de tenter de revenir sur un certain nombre d’acquis comme les acomptes ou au moment de la canicule, de faire pression pour empêcher les salariés d’aller se ravitailler régulièrement en eau !
Au moment où le Medef s’attaque aux acquis sociaux avec pour objectif de démanteler le système de protection sociale, où le droit de grève est remis en cause, où le travail de nuit des femmes est réintroduit sous prétexte d’égalité des sexes, prétendre que la classe ouvrière a disparu, ne serait-ce pas surtout essayer d’éloigner définitivement le risque de voir ré-émerger une classe consciente d’elle-même, capable de s’organiser et de contre-attaquer ?

Caroline Andreani