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Le Manifeste - N° 2 - Décembre 2003

 

La chasse aux rouges
(V.O. & version française)

La « chasse aux rouges » ne s’est pas réduite à la période du maccarthysme. Ni aux seuls états Unis. Elle a été menée également en France.

«Travaille et prie, vis sur la paille.
Tu auras du gâteau au ciel quand tu seras mort. »
Cette chanson syndicale de Joe Hill fournit le titre d’un court métrage tourné à New York en 1934, Pie in the sky (Gâteau au ciel). L’un des acteurs est un jeune immigré grec ; c’est sa première rencontre avec le cinéma. La même année, il met en scène au théâtre une pièce d’agit-prop, Dimitroff. Il s’appelle Elia Kazan, a vingt-cinq ans, disciple d’Eisenstein, Dovjenko, Meyerhold et vient d’adhérer au Parti communiste.

Pute au grand cœur

« ... Des gens pour lesquels, individuellement ou en tant que groupe, je n’éprouvais que du mépris, et dont l’attitude et le comportement m’inspiraient une horreur véritable. » C’est ainsi, en 1952, que Kazan décrit les communistes devant la Commission sur les activités anti-américaines et dénonce une quinzaine de ses anciens camarades. Lâcheté méprisable ?
— Toi, tu es juste une pute au grand cœur, lui lance d’ailleurs le chef de production de Columbia.
L’étrange est que Kazan semble partager ce jugement. « Ai-je réalisé mes ambitions ? Quelles ambitions ? J’ai du mal à me les rappeler... Est-ce donc pour aboutir à ça que j’ai vécu tout ce drame, tout ce retournement... pour cette petite aisance au jour le jour ? » Ce sont les dernières phrases du roman de Kazan L’Arrangement. C’est un personnage du livre qui parle. On croirait entendre l’auteur.
Kazan est en même temps complice et victime de la « chasse aux rouges » qui décime alors Hollywood. Des dizaines de metteurs en scène, scénaristes, acteurs sont condamnés à des peines de prison (notamment Dmytrick, Maltz, Trumbo, Dashiell Hammett, Arthur Miller) ; des centaines inscrits sur la « Liste noire », réduits au chômage, détruits moralement et parfois physiquement. D’autres doivent s’exiler. C’est le cas de Berry, Brecht, Chaplin, Dassin, Huston, Lang, Losey, Welles.

Dératisation de la Mecque
du cinéma

Certains des inculpés craquent et collaborent à la « dératisation de la Mecque du cinéma ». Comme Kazan, ils sont en même temps complices et victimes du maccarthysme. Appellation trompeuse ; le sénateur MacCarthy ne sévit qu’à partir de 1951 alors que la « chasse aux rouges » commence au cœur du New deal. En 1937, Orson Welles met en scène The cradle will rock (Le berceau tanguera), un « opéra prolétarien » sur les luttes syndicales dans la sidérurgie. Le moment est mal (ou trop bien ?) choisi ; à Chicago, la police vient d’abattre dix ouvriers sidérurgistes en grève. La veille de la « première », la pièce est interdite, la salle de théâtre mise sous scellés. Welles ne s’incline pas. Il entraîne la foule dans une vieille salle désaffectée et y donne une unique représentation illégale. C’est un triomphe mais Welles le paiera cher : le FBI le fichera comme « constituant une menace pour la sécurité intérieure des USA » et, dès 1938, des élus républicains mais aussi du parti démocrate (celui du président Roosevelt) créent la Commission sur les Activités Anti-américaines.
De même que la « chasse aux rouges » n’est pas un simple épisode des années de « guerre froide », ce n’est pas une pratique exclusivement étatsunienne.

Coïncidences troublantes

En mars 1947, pour commémorer la révolution de 1848, le gouvernement français charge le metteur en scène Jean Grémillon de préparer un grand film et lui consacre un important budget. Un an plus tard, en mars 1948, le découpage est terminé, Grémillon est prêt à commencer le tournage de Printemps de la liberté. Le 24 mai, par les journaux, il apprend l’abandon du projet ; une semaine plus tôt, le ministre socialiste édouard Depreux a retiré la participation financière promise pour la transférer sur la célébration du centenaire de la mort du vicomte de Chateaubriand.
« Pourquoi cette tragédie qui fut la cause lointaine de sa mort (de Grémillon), car ce n’est pas impunément que l’homme qui porte en lui de telles œuvres ne peut s’exprimer. » C’est Henri Langlois, fondateur de la Cinémathèque française, qui pose cette question.
Pourquoi ? Voici, à titre de réponse, une série de coïncidences troublantes. Deux mois après la commande passée à Grémillon, le Premier ministre socialiste Paul Ramadier exclut les ministres communistes du gouvernement et abandonne le programme du Conseil national de la Résistance. Quatre mois après, le gouvernement accepte le Plan Marshall. Un mois avant de couper les vivres à Grémillon, il fait entrer la France dans l’Organisation européenne de coopération économique chargée de la distribution des fonds Marshall. C’est pendant cette période que « les dix d’Hollywood » sont inculpés. De chaque côté de l’Atlantique, la « chasse aux rouges » bat son plein.
Parallèlement, les États-Unis mènent une politique à long terme pour affaiblir la résistance des cinématographies gênantes, italienne et française notamment. Dès le mois de mai 1946, un accord ouvre grand les portes aux films étatsuniens en France. Côté américain, il est logiquement signé par le secrétaire d’état James Byrnes qui, l’année suivante, va devenir avocat-conseil des grandes Compagnies hollywoodiennes. Le signataire français est plus surprenant ; c’est le Premier ministre socialiste Léon Blum.
« Nos films sont le témoignage de notre culture, proteste Louis Jouvet. Le méconnaître, c’est abdiquer sa qualité de Français. Ces gens-là (les Américains) veulent nous obliger à prendre du coca-cola pour du bourgogne. »
« S’il avait fallu, dans l’intérêt supérieur de la France, sacrifier la corporation cinématographique française, persiste Léon Blum, je l’aurais fait sans hésiter. »
L’intérêt supérieur contre la culture ; un choix que ne renierait pas Monsieur Aillagon.

René Ballet