il n’est pas de sauveur suprême

Le Manifeste - N° 2 - Décembre 2003

 

Henri Martin,
un communiste contre la guerre d’Indochine

La guerre d’Indochine a presque complètement disparu des mémoires. Retour sur cette page d’histoire avec Henri Martin, communiste français opposé à la guerre.

En 1944, j’avais 17 ans et j’étais dans les maquis FTP du Cher. La libération de Bourges a eu lieu le 6 septembre. J’ai adhéré au Parti le lendemain. Les résistants du Cher avaient formé le 1er régiment populaire berrichon. Nous avons été envoyés sur le front de Royan. Notre capitaine a sauté sur une mine et il est mort le lendemain. Je me suis alors juré de poursuivre le combat contre le fascisme et de m’engager pour la vie.

Continuer à combattre
le fascisme

Pour continuer à combattre, il n’y avait pas d’autre solution que de s’engager : j’ai choisi la marine. En février 1945, j’étais démobilisé mais je n’avais toujours pas de réponse à ma demande d’engagement. J’ai été à Orléans, au Centre de recrutement. Là, on m’a expliqué que ça accélèrerait les choses si j’étais volontaire pour l’Extrême-Orient. Allemands ou Japonais, c’étaient des fascistes : c’était la même lutte. J’ai donc demandé l’Extrême-Orient. J’ai signé mon engagement le 1er juin : les Allemands avaient capitulé le 8 mai, mais les Japonais occupaient toujours l’Indochine.
En octobre 1945, j’embarque sur un navire de guerre, l’Aviso-Chevreuil. Nous arrivons à Saigon fin décembre. Les Japonais ont capitulé depuis mi-août. La veille de notre arrivée, le commandant nous a convoqués et nous a expliqué que des déserteurs japonais refusaient de capituler et qu’ils encadraient des pillards. L’armée française venait donc rétablir la sécurité.
À peine arrivés, nous partons en opération. Nous transportons des troupes le long des côtes du sud Viêt-nam et nous remontons le Mékong. Dans ces troupes, il y a énormément de soldats allemands engagés dans la Légion Étrangère. Ça me fait un choc de me retrouver du même côté que les gens que j’ai combattus. Surtout quand je comprends qu’on incendie des villages comme à Oradour et qu’on s’en prend à une population qui résiste ! Je demande alors ma démobilisation : elle est refusée.

Le bombardement d’Haiphong

Les Accords du 6 mars 1946 devaient mettre fin à la guerre. Or, l’armée française poursuit les combats au Viêt-nam du sud. Je vais être témoin du déclenchement de la guerre d’Indochine. Le port de Haiphong était un des rares endroits où l’État vietnamien nouvellement indépendant pouvait collecter des fonds via les droits de douane. Mais l’armée française s’y oppose régulièrement et lance un ultimatum à l’armée vietnamienne en exigeant son retrait total de Haiphong. L’ultimatum est fixé au 23 novembre 1946 à 10 heures du matin. À 10 heures précises, l’armée française ouvre le feu : navires de guerre, artillerie, aviation, tous bombardent. On nous ordonne de tirer sur les colonnes de l’armée vietnamienne en repli. Mais cette armée ne se replie pas, elle résiste. Ce que l’on bombarde, ce sont des colonnes de civils. Cela dure deux jours. La ville est complètement détruite : il ne reste qu’un gigantesque tas de gravas. Les historiens vietnamiens retiennent le chiffre de 20 000 morts. Après Haiphong, les Vietnamiens décident de résister à toute nouvelle attaque de l’armée française et la guerre se généralise.
Moi, je dis à mes supérieurs que je suis opposé à cette guerre injuste. Il ne s’agit pas de combattre le fascisme mais de se battre contre un peuple qui veut son indépendance. Je refuse de prendre les armes et je fais une deuxième demande de démobilisation le 1er juin 1947. Elle est également refusée.

Retour en France

Après deux ans en Indochine, je suis finalement rapatrié en France en décembre 1947. Je suis affecté à l’usine d’essai des combustibles de l’arsenal de Toulon. Je prends discrètement contact avec la fédération du PCF et je continue mon travail de propagande. En juin-juillet 49, les journaux communistes sont interdits dans les casernes : je suis alors obligé de rédiger mes propres tracts. Durant deux ans, je contacte une soixantaine de marins qui acceptent de distribuer des tracts contre la guerre sur leurs navires. J’amène le matériel à bord et ils le diffusent.
Au 2e semestre 49 arrive un quartier-maître mécanicien, dénommé Liebert. Il nous raconte qu’il sort de trois semaines de « maritime » pour s’être engueulé avec un ingénieur. Là, je manque de vigilance : à Toulon, on ne prend que de très bons mécaniciens à condition qu’ils n’aient eu aucun problème de discipline. Il reconnaîtra, devant le Tribunal maritime de Brest au moment de mon procès, s’être engagé volontairement dans l’armée allemande pendant la guerre ! Condamné à l’indignité nationale, il ne peut théoriquement pas être incorporé dans l’armée française, sauf en mission policière.
Je discute avec lui et je lui dis que je suis contre la guerre. Il se prétend d’accord avec moi. Je lui propose de distribuer des tracts, mais il refuse. Il me met toutefois en contact avec un marin du porte-avion Dixmude, Heimburger, lui aussi opposé à la guerre. Je lui fais connaître les autres marins du Dixmude, et je n’aurai plus aucun contact avec lui par la suite.

L’affaire
Henri Martin

Fin 49, on est en pleine guerre froide. Le gouvernement et la police décident de compromettre le PCF et de discréditer les partisans de la paix en Indo-chine. Surveillé depuis plusieurs semaines, je suis arrêté par les gendarmes maritimes le 14 mars 1950. La veille, sept marins qui distribuaient à l’intérieur de l’arsenal avaient été arrêtés. Je n’étais pas avec eux : devant être démobilisé quelques semaines plus tard, je les avais laissés pour qu’ils apprennent à faire sans moi ! Interrogés, ils disent que c’est moi qui leur ai donné les tracts. Après quelques heures d’interrogatoire, je comprends qu’ils ont parlé. Je reconnais donc avoir donné des tracts… à ceux qui ont déclaré en avoir reçu ! Et j’explique que je l’ai fait pour protester contre le caractère profondément injuste de la guerre au Viêt-nam.
Le lendemain, l’interrogatoire reprend. Le responsable de la sécurité maritime et les inspecteurs de police veulent me faire dire que c’est la Fédération qui m’a remis les tracts. Je ne le reconnais évidemment pas. Ils me posent également sans arrêt la même question : « Si l’armée russe envahissait notre territoire, que feriez-vous ? » Thorez venait de déclarer que le peuple de France ne combattrait pas l’Armée rouge. Je réponds que jamais l’URSS n’attaquera la France.
Je suis mis en « maritime », accusé de participation à une tentative de démoralisation de l’armée française, et un juge d’instruction me demande de choisir un avocat. Je désigne Maître Scarbonchi, un avocat communiste. Trois semaines plus tard, je suis inculpé de complicité de sabotage. Je ne le sais alors pas, mais Heimburger, un mois auparavant, a lancé une poignée de meule émeri dans un bain d’huile, très probablement à l’instigation de Liebert. Il est accusé de sabotage. Mais ce geste a tellement peu de conséquence que même les experts militaires sont gênés.
Mon procès s’ouvre en octobre 1950. Là, devant le Tribunal maritime de Brest, Heimburger se rétracte en disant qu’il ne veut pas laisser condamner quelqu’un à sa place. L’opération qui visait à discréditer le Parti a échoué ! Je suis innocenté de l’accusation de complicité de sabotage , mais condamné à cinq ans de réclusion pour « participation en connaissance de cause à une entreprise de démoralisation de l’armée et de la nation ». Heimburger, lui, est condamné à cinq ans de prison. Le jugement sera cassé en appel. Le deuxième procès, qui s’ouvre en juillet 1951, confirme la sentence. Je ne serai libéré qu’en août 1953, en conditionnelle.
Cette opération, menée dans le contexte de la guerre froide, visait à discréditer le PCF, seule force politique en France à s’opposer à la guerre coloniale. Actuellement, le capitalisme n’a plus de force organisée face à lui, ni en France ni ailleurs. Il n’a plus aucune raison de se gêner, et effectivement, il se déchaîne. Le PCF se détruit de lui-même, de l’intérieur. Dans les années 50, nous étions une force organisée avec une conviction idéologique. Aujourd’hui, cette force a disparu : on en voit les conséquences sur les luttes. Faut-il baisser les bras ? Non : les forces communistes existent, elle ne sont pas totalement détruites, mais elles sont éclatées. Si elles réussissaient à se reconstituer, à mener la bataille idéologique, à rassembler au delà de leurs forces, cela pourrait changer beaucoup de choses.

Témoignage recueilli
par Caroline Andreani