la raison tonne en son cratère

Le Manifeste - N° 2 - Décembre 2003

 

Bonapartisme soft
et monopartisme compétitif
Le régime politique qui vient des États-Unis
 

Le vendredi 5 décembre, le philosophe et historien des idées, Domenico Losurdo était à la Sorbonne avec Georges Labica, Francis Combes et Antoine Casanova pour la présentation de son livre Démocratie ou bonapartisme, triomphe et décadence du suffrage universel (Le Temps des Cerises, éditeurs). Il nous livre son analyse sur la nature du système étasunien.

Le bonapartisme soft, qui tend à s’imposer dans toutes les démocraties, se présente comme un régime, non seulement en vertu de la succession ordonnée et indolore d’un leader à l’autre, mais aussi du fait que la compétition se développe sur la base d’une plate-forme substantiellement unitaire et commune aux divers candidats, qui sont en concurrence pour la charge de guide et d’interprète suprême de la nation.

Deux investitures populaires concurrentes

C’est ce qui se vérifie en particulier aux USA. Je m’arrêterai surtout sur les élections présidentielles de 1988, non seulement par le fait qu’on dispose déjà sur le sujet d’une masse considérable d’études, mais aussi parce qu’elles s’approchent davantage du modèle idéal typique qui est l’objet de la recherche. Commençons par examiner les Conventions des deux grands partis, sur les traces d’un chercheur qui les a suivies pas à pas en les analysant. Cette démocratie se déploie à Atlanta et se conclut avec le discours d’acceptation de Dudakis, accueilli par une longue ovation. La cérémonie a été ainsi décrite:
Pendant que les délégués chantent God bless America [Dieu bénisse l’Amérique], Dudakis, Bentsen [le candidat à la vice-présidence], les autres candidats aux primaires et tous les dirigeants démocrates se présentent ensemble à la tribune, entourés de leurs familles. La réunion de tout le parti derrière son candidat est très vivement acclamée. L’évêque orthodoxe d’Atlanta récite une prière de remerciement, avant que les délégués se séparent dans un grand esprit d’unité.
Transportons-nous maintenant à la Convention républicaine de la Nouvelle-Orléans, où Bush, déjà «désigné à l’unanimité des délégués», insiste dans son discours d’acceptation pour que soit maintenue dans les écoles « l’obligation pour les enseignants de faire prononcer à leurs élèves le serment de fidélité au drapeau national ». L’enthousiasme est général :
Après une longue ovation, la Convention se termine par un appel de l’Archevêque orthodoxe de New-York ; jusqu’au plus petit détail, les républicains reproduisent la Convention d’Atlanta.
Il ne suffit pas de dire que « les Conventions présidentielles, autrefois lieu de décision, sont devenues des cérémonies de ratification ». Il faut aller plus loin : dans un cas comme dans l’autre, nous assistons à deux investitures plébiscitaires, consacrées aussi sur le plan religieux. Bénéficiant de cette sorte d’acclamation césarienne, on a deux leaders certes concurrents, mais dont la compétition, même si elle peut être assez âpre sur le plan personnel, n’exclut pas une profession de foi commune. Il est intéressant de voir les arguments principaux au moyen desquels ils s’affrontent. Cette fois, commençons par Bush, qui attaque ainsi son concurrent démocrate :
[Dudakis] voit l’Amérique comme un de ces pays si sympathiques de la liste des Nations Unies, prenant une place quelconque entre l’Albanie et le Zimba-boué. Je vois l’Amérique comme un leader, comme l’unique nation ayant un rôle spécial dans le monde. Notre siècle a été appelé le siècle américain, du fait que nous sommes la force dominante pour le bien du monde. Nous avons sauvé l’Europe, soigné la poliomyélite, nous sommes allés sur la lune et nous avons illuminé le monde par notre culture. Aujourd’hui, nous sommes au seuil d’un siècle nouveau : de quel pays portera-t-il le nom ? Je dis que ce sera un autre siècle américain. Notre oeuvre n’est pas terminée, notre force n’est pas éteinte.
Une «mission» incombe aux États-Unis, «la nation sous la protection de Dieu». L’accusation dirigée contre le candidat démocrate, de ne pas tenir compte de la mission et du rôle unique qui incombe à l’Amérique par la grâce de Dieu, est-elle justifiée ? En réalité, à Atlanta, Dudakis avait déclaré que l’enjeu était constitué non par l’« idéologie » et par des « étiquettes dépourvues de sens » mais par les « valeurs américaines » : « Et comme nous démocrates, croyons qu’il n’y a pas de limites à ce que peut faire chaque citoyen, nous croyons aussi qu’il n’y a pas de limites à ce que l’Amérique peut faire ». Encore plus significatif est le programme officiellement lancé par la Convention démocrate d’Atlanta, qui comporte en son centre cette profession de foi :
« Nous croyons en une Amérique plus forte, prête à accomplir les choix difficiles propres à un leadership dans un monde en permanence dangereux ; plus forte militairement dans notre défense globale, dans notre potentiel anti-terroriste, et dans la cohésion de nos alliances militaires ; plus forte économiquement à l’intérieur de la patrie et sur les marchés mondiaux ; plus forte intellectuellement dans le développement de nos écoles, de notre science et de notre technologie ; plus forte spirituellement dans les principes que nous donnons en exemple au monde. »
Les deux candidats bénéficiaires de l’investiture plébiscitaire des partis respectifs s’affrontent ensuite dans un duel qui doit établir qui est l’interprète privilégié de la mission américaine dans le monde, laquelle de toute façon n’est pas mise en discussion. Certes ne manquent pas les différences et les oppositions, qui pourtant non seulement se développent sur la base d’un terrain commun, mais aussi s’expriment avec un langage et une idéologie commune aux deux partis, qui tend à externaliser le conflit social. Selon le programme démocratique lancé à Atlanta, le tort des républicains consiste à avoir transformé « cet orgueilleux pays en la nation la plus endettée du monde », contrainte maintenant de subir une situation caractérisée par «une dépendance malsaine des sources énergétiques étrangères et du capital étranger, et d’une propriété étrangère croissante de notre sol et de nos ressources naturelles». Les graves problèmes sociaux des États-Unis sont mis en quelque manière sur le compte d’une sorte d’invasion étrangère que les républicains se montrent incapables d’affronter de façon adéquate.
Même dans l’ambiance d’un tableau compliqué par la présence de Perot, le duel qui s’est développé en 1992, cette fois entre Bush et Clinton, présente des caractéristiques analogues : le premier prononce à la Convention républicaine de Houston un discours tout pénétré de l’orgueil de la supériorité militaire et du rôle unique et exceptionnel des USA, titulaires du droit de « libérer » Cuba et d’intervenir dans n’importe quel point du monde. Il lance même un slogan (« L’Amérique est la terre où le soleil se lève toujours à l’horizon ») qui semble faire écho à celui, célèbre, de Charles Quint, qui se vantait du fait que son empire était si vaste que le soleil ne s’y couchait jamais. à son tour, Clinton conclut son discours d’acceptation de la candidature, en évoquant l’image d’« une Amérique possédant l’appareil de défense le plus fort du monde, capable d’user et prête à user de la force si nécessaire [...]. Une Amérique qui ne dorlote pas les tyrans de Bagdad à Pékin [...] Dieu bénisse l’Amérique ». Ainsi, cette lutte électorale s’est déroulée sur la base d’une commune croyance dans le leadership américain qui, avant même que d’être politico-militaire, est consacrée moralement et religieusement.

Le retour en force de la discrimination censitaire

En 1968, la Cour Suprême doit intervenir pour déclarer inconstitutionnelles les dispositions législatives de certains états, qui visent à réserver la possibilité de se présenter aux élections aux seuls candidats des deux grands partis. Et toutefois, encore en avril 1975, une importante revue américaine observe que tous les états limitent l’accès à la candidature des tiers partis et des candidats indépendants. La liste des obstacles de fait est interminable : l’acceptation de la candidature est conditionnée dans certains états au paiement d’une taxe, au patronage d’un certain nombre d’électeurs ou à un engagement à respecter la Constitution qui vise à décourager les partis « radicaux ».
Enfin, une réelle participation à la lutte électorale présuppose la disponibilité de sommes énormes. Il est prévu une contribution fédérale pour les élections présidentielles, mais en bénéficient seulement les candidats qui atteignent 10% des voix dans les primaires; et il y a une mesure supplémentaire pour le soutien et la protection du bipartisme, ou mieux du monopartisme compétitif. Quand, après avoir surmonté les divers obstacles législatifs, un étranger de fait au système politique dominant réussit également à présenter sa candidature dans tous les états, intervient alors la censure des moyens d’information. Prenons les élections de 1988 : à qui est-il venu à la connaissance, aux États-Unis, le fait qu’en plus de Bush et de Dudakis, concourait aussi pour la charge de président une certaine Leonora B. Fulani ? Il s’agissait d’une femme de couleur, psychologue à New York, appuyée par la communauté noire déçue par le parti démocrate, et qui exprimait un programme pacifiste, d’amitié avec Cuba et de solidarité avec le peuple palestinien. Les télévisions qui organisaient les débats électoraux se sont bien gardées de l’inviter ou même seulement de la mentionner. Il s’en est suivi un recours à la commission qui devait en théorie garantir «les mêmes possibilités» pour les divers candidats. Les compagnies de télévision avaient «privé les électeurs américains de la connaissance du fait qu’il y a un troisième candidat national» : le recours s’appuyant sur ce fait fut pourtant rejeté, avec l’argumentation que les compagnies de télévision avaient considéré, comme c’était leur droit, la candidature de Madame Fulani comme n’étant « pas suffisamment digne d’attention ». Et pourtant, dans ces mêmes jours, une étude d’opinion (menée par le «Wall Street Journal»-NBC News) établissait que 63% des électeurs ne se sentaient représentés ni par le candidat républicain ni par le candidat démocrate. De fait, dans un pays où la lutte électorale se déroule en premier lieu comme un duel télévisé, ce sont les grands groupes monopolistes qui contrôlent les chaînes de télévision et les grands moyens d’information qui décident des participants, condamnant au silence Mme Fulani mais non Perot, et en excluant aussi à cette occasion d’autres candidats mineurs. Le régime politique du bonapartisme soft ne se développe pas dans le vide, et plane encore moins au-dessus des rapports sociaux existants, qu’au contraire il sanctionne et tend à éterniser.
Dans les pays où le processus qui vide les partis de leur contenu est allé le plus loin, on assiste de fait, selon Schlesinger jr., au retour en force de la discrimination censitaire :
« Le parti a perdu le contrôle des lignes d’information et de communication. Il a aussi perdu le contrôle de la sélection des principaux candidats [...]. Les partis, de plus, sont en train de perdre le contrôle des campagnes électorales. La télévision et l’ordinateur ont créé une nouvelle classe de spécialistes électroniques [...]. Les campagnes électorales abandonnent les outils traditionnels de la démocratie de masse : volontaires, réunions, retraites aux flambeaux, tracts, tableaux d’affichage, adhésifs pour les automobiles. L’action politique, autrefois centrée sur l’activisme, se centre maintenant sur la disponibilité financière.»
Toujours en ce qui concerne les États-Unis, les observateurs sont d’accord pour constater « les coûts effroyablement élevés des récentes campagnes électorales », qui augmentent bien au delà des taux d’inflation: « Entre 1976 et 1988, les dépenses électorales législatives ont presque quintuplé (elles ont été multipliées par 4,3), tandis que l’indice des prix dans la même période a un peu plus que doublé, passant de 57 à 119 ». « il en résulte toujours davantage la limitation de l’accès à la politique aux candidats qui ont une fortune personnelle, ou qui reçoivent de l’argent de comités d’action politique », c’est-à-dire en premier lieu des lobbies. Le fonctionnement du système américain, souvent donné en exemple, est clair : « cela coûte cent milliards pour remporter la Maison Blanche » et la plus haute charge du pays en réalité « s’achète » avec un fleuve d’« argent ».

Domenico Losurdo