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Le Manifeste - N° 2 - Décembre 2003
égalité des droits !
Un nouvel éclairage pour l’avenir de la laïcité
Les lois dites de séparation de l’Église et de l’État auront bientôt cent ans. Avant même cet anniversaire, le débat est relancé aujourd’hui par la question du port du voile à l’école. Le Manifeste a rencontré un historien, un philosophe et un responsable d’association laïque pour apporter un nouvel éclairage à ce débat. Karl Marx apporte lui aussi sa contribution.
Christian Eyschen est secrétaire général de la
Libre pensée
René Lacroix est philosophe
Antoine Casanova est historien et directeur de la revue La Pensée
Qu’est pour vous la laïcité ?
Christian Eyschen : La laïcité, pour la Libre Pensée constituée en 1866, est
un dispositif institutionnel de séparation de la sphère publique et de la sphère
privée. Nous ne considérons pas que la laïcité est une philosophie même s’il
existe des fondements philosophiques à la laïcité. Pour nous, la philosophie
c’est la croyance ou l’athéisme. Ce sont les institutions qui doivent être
laïques pas les individus qui ont un point de vue et ne sont pas neutres. La loi
de séparation de 1905 a indiqué qu’il y avait deux mondes juridiques
différents : le monde privé dans lequel chacun peut exercer sa liberté de
conscience comme il l’entend et le monde public comme l’école, les services
publics, l’administration dans lesquels il y a des prohibitions pour respecter
la liberté de conscience. Nous ne considérons pas que la principale menace qui
pèserait sur la laïcité serait la question du port du voile islamique. On a même
tendance à penser que ceux qui voient des voiles partout ne voient des croix et
des kippas nulle part.
René Lacroix : Le principe de la laïcité est un principe qui ne se
définit pas seulement négativement. Il s’agit à travers la laïcité de définir
quelque chose qu’on peut appeler un espace public, l’espace fondamental de la
vie en commun. Cet espace est la condition de toutes les autres activités
sociales. C’est une sorte de préalable qui se situe en amont de tous les autres
espaces. C’est un espace de norme. Personne ne peut se présenter pour débattre
des normes dans cet espace autrement qu’en se référant à quelque chose qu’on
peut appeler pour simplifier la raison. La raison entendue comme principe
d’universalité. Dès qu’on prend au sérieux l’exigence d’universalité, on prend
au sérieux l’égalité entre les esprits. C’est ça le fond de la laïcité. Ce n’est
pas simplement le rapport entre cet espace fondamental et les cultes. Le
principe de laïcité est plus vaste, il conduirait à dire ce que dit la loi de
1905 : l’État ne reconnaît aucun culte, mais aussi que l’État ne reconnaît
aucune communauté particulière, l’État ne reconnaît par exemple aucune
communauté sexuelle. L’État ne reconnaît que des citoyens et seuls les citoyens
en tant qu’individus ont des droits et lorsqu’il s’agit de ces droits, la
stricte égalité doit régner entre eux. Dans les débats actuels, on assiste
souvent à un étalage de bonnes intentions, mais parfois l’enfer est pavé de
bonnes intentions et les effets pervers peuvent être catastrophiques.
Antoine Casanova : La base de la laïcité a commencé d’apparaître il y a
deux cents ans, de manière particulièrement intense avec la Révolution
française. Et dans un long combat contre les sociétés où les droits des êtres
humains étaient différemment considérés selon les castes, les classes, le sang,
le sexe ou la religion. C’est ce qui est exprimé dans l’article 1 de la
déclaration des droits de l’Homme « Les êtres humains naissent et demeurent
libres et égaux en droit ». Tout être humain a des droits inaliénables,
imprescriptibles et universels. C’est cela qui fonde la République, ses
institutions et ses services publics. C’est la base fondamentale de la laïcité,
étant entendu que ces droits peuvent se vivre dans des variétés religieuses,
culturelles, ethniques. Ces différences sont une richesse dans la mesure où
elles sont vécues dans le cadre de l’égalité des droits. Encore de nos jours ça
ne va pas de soi. La laïcité, ce n’est pas que coexistent dans la République des
communautés qui ont chacune des droits différents. La laïcité, ce n’est pas
seulement la tolérance.
La laïcité serait une arme contre les communautarismes.
René Lacroix : Oui, parce que l’idée communautariste est l’idée que
l’espace public est un espace de compromis entre les communautés. L’espace
défini par la laïcité est un espace transcendantal, qui énonce les possibilités
du vivre en commun. Les communautés particulières ont à s’inscrire dans ces
principes fondamentaux et il ne peut y avoir de négociations avec les
communautés particulières. Il peut y avoir discussion mais l’idée fondamentale
telle qu’elle a été énoncée en 1905 ne me semble pas devoir être remise en
question.
Christian Eyschen : L’ar-ticle premier de la loi de 1905 dit que la
République assure la liberté de conscience. Si on communautarise la société, il
n’y a pas de liberté de conscience dans les communautés. Il y a un présupposé de
départ : on fait partie d’une communauté. La laïcité est contradictoire avec le
communautarisme. L’égalité c’est l’égalité, on peut être minoritaire et avoir
les mêmes droits que tout le monde.
René Lacroix : La loi dit que la République assure la liberté de
conscience et ne dit pas la liberté religieuse. La notion de liberté de
conscience enveloppe à titre de condition la liberté religieuse. Elle en est la
condition de possibilités. Elle permet à ceux qui n’ont pas de religion d’avoir
les mêmes droits que les autres.
Pour vous la laïcité n’a rien perdu de son actualité depuis 1905.
René Lacroix : On ne rediscute pas du principe fondamental d’égalité sous
prétexte que la sociologie d’une population a changé. C’est un argument pervers
parfois utilisé. Ce n’est pas parce que telle ou telle communauté apparaît ou
existe dans la société qu’elle peut revendiquer la remise en cause du principe
de laïcité.
Christian Eyschen : Si on dit que la laïcité est obsolète, il faut dire
que la République est obsolète et la démocratie aussi. La laïcité établit un
principe de séparation quels que soient les cultes. La loi de 1905 n’est pas une
photo de la réalité religieuse, c’est un principe politique. La République ne
reconnaît pas les religions, elle ne les méconnaît pas. Le présupposé derrière
cette conception d’évolution possible de laïcité est raciste. C’est l’islam qui
est visé et le présupposé est que cette religion serait plus antidémocratique
que les autres. Or aucune religion ne s’est adaptée à la laïcité de son propre
mouvement. Comme la démocratie, la laïcité est aujourd’hui remise en cause par
le projet de Constitution européenne. C’est un vrai danger. Ce qui amènera la
Libre pensée à voter non si un referendum est organisé.
Antoine Casanova : Il faut rappeler que la loi de 1905 n’est pas une loi
antireligieuse. L’État républicain est déclaré a-religieux. La loi de 1905 est
le résultat de luttes acharnées. Elle déclare que les institutions de la
République sont fondées sur l’égalité des droits. Nous sommes aujourd’hui à une
nouvelle croisée des chemins. D’un côté, l’espèce humaine dispose de capacités
immenses. Il y a un champ de possibilités pour connaître un autre type de
développement des pays, des peuples de la planète. Deuxième réalité, les
possibilités énormes financières, scientifiques ou culturelles de l’humanité
sont mises en acte dans le cadre d’une politique qui a pour axe majeur les
exigences de la communauté financière. Cette dominante produit des souffrances.
Il existe deux types de grande attitude mondiale. La première est celle de la
protestation, de la résistance dans la clarté et dans la recherche de l’égalité
de droits pour tous et dans l’union sur ces bases. Des croyants et des non
croyants sont dans ces batailles pour une autre utilisation des possibilités de
la planète. C’est cela qu’on retrouve dans des mouvements comme le forum social
par exemple. Mais il y en face un autre mode de protestation des souffrances
dans l’obscurité profonde sur les raisons réelles. Ce qui provoque une remontée
des communautarismes ou des populismes. Or les raisons réelles ne relèvent pas
de phénomènes religieux ou culturels. Ce que je constate c’est que les maîtres
de la communauté financière convergent tous dans le même sens avec un
remarquable œcuménisme et sans conflit de type communautariste entre eux. Les
causes ne sont pas là. Par rapport à cela, il me paraît particulièrement
important de faire vivre les valeurs de la République.
Le débat sur la laïcité vient d’être relancé avec ce qui s’est passé à
Aubervilliers où deux jeunes filles venaient voilées au lycée. On parle d’une
loi. Qu’en pensez-vous ?
Christian Eyschen : Les lois laïques scolaires de 1886 disent que les
locaux, les programmes, les enseignants doivent être laïques. On ne parlait pas
à l’époque des élèves, mais quand le problème s’est posé en 1937, Jean Zay, le
ministre de l’Éducation nationale a fait une circulaire interdisant tout port
d’emblème politique, philosophique ou religieux à l’intérieur des écoles
publiques. Les premières affaires du voile islamique apparaissent en octobre
1989 parce qu’en juin Jospin fait voter la loi d’orientation dont l’article 10
confère le droit d’expression à l’élève. Toutes les affaires d’emblème religieux
à l’école vont s’appuyer sur cet article. Le Conseil d’État, le 27 novembre
1989, dit que le droit d’expression permet la présence d’emblèmes religieux à
l’école et invente cet imbécillité des signes ostentatoires. On ne rentre pas
dans un débat sur la grandeur de l’emblème religieux. On est contre une loi qui
interdirait le foulard islamique parce que ce serait stigmatiser une partie de
la population. Il suffit d’abroger l’article 10 de la loi Jospin pour que la
circulaire de Jean Zay se réapplique.
René Lacroix : Avec l’affaire du voile, il y a une dimension nouvelle ;
une volonté de remise en cause de l’espace public. Un certain nombre de
procédures judiciaires se développent pour faire condamner la laïcité dite « à
la française » par une instance européenne. S’il devait y avoir une loi, elle
devrait rappeler les principes de la laïcité, donner une base claire permettant
de prendre des décisions nettes et ne pas laisser les enseignants seuls face au
problème. Il y a de toute façon une clarification du droit qui est nécessaire.
Le port du voile est solidaire aussi d’autres pratiques culturelles qui
conduisent à des interrogations sur le statut de la femme.
Antoine Casanova : Je pense qu’il n’y a pas besoin d’une nouvelle loi.
Nous avons la déclaration de 1789, celle de 1948 des Nations Unies et nous avons
la Constitution actuelle qui renvoie à la Constitution de 1946. Sur ces bases,
ce qui me paraît nécessaire, c’est de travailler à rassembler pour créer les
conditions des droits de tous et de toutes. Ce qui est nécessaire, c’est, dans
le cadre de textes sur l’Éducation nationale, de préciser ce qu’est la laïcité.
Surtout il faut mener, par rapport à cette question du voile, une grande
bataille d’explication politique et idéologique. On peut gagner cette bataille.
Il y a en France quelques dizaines de cas par an, l’immense majorité ne veut pas
porter le voile ce qui ne veut pas dire que ces personnes ne sont pas
musulmanes. Il faut être ferme et clair sur les principes et surtout mener la
bataille d’idées, mener la lutte explicative. Il faut expliquer ce qu’est le
présent et l’avenir de la laïcité, de la République et de l’égalité de droits à
mettre en œuvre y compris dans la politique sociale.
Propos recueillis par Patricia Latour