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Le Manifeste - N° 1 - Novembre 2003

 

Paul Carpita, un cinéaste militant

Dans sa vie de cinéaste, Paul Carpita en a vu des vertes et des pas mûres. Mais il ne désarme pas. Son cinéma nous parle pour témoigner de son époque.

Votre premier film, Rendez-vous des quais, a été saisi à sa sortie, officiellement détruit et retrouvé trente ans après. Pourriez-vous nous raconter son histoire ?
Paul Carpita :
Rendez-vous des quais a été tourné à Marseille au début des années 50, dans une période de tensions sociales, de grèves, sur fonds de guerre en Indochine. On voyait partir des jeunes gars et revenir des cercueils. À Marseille, les dockers ont refusé d’embarquer le matériel militaire à destination de l’Indochine et ils ont organisé une grande grève. J’en ai fait le sujet de mon film.
À l’époque, les actualités passaient en première partie dans les salles de cinéma, et la caméra n’était jamais du côté des travailleurs. J’avais créé « Ciné Pax », et je tournais avec une petite caméra 35 mm des « contre actualités ». J’y montrais le contraire de ce qui était montré habituellement. Ces « contre actua-lités » étaient diffusées dans des réunions syndicales et politiques, en catimini pour ainsi dire. On ne prévenait personne. Tout à coup, la salle s’éteignait, et on passait les images tournées quelques jours auparavant. Les gens étaient surpris, enchantés.
Tout le monde me pressait de faire un grand film, avec un scénario, des dialogues. Ça voulait dire tourner sans aucun moyen. C’était une véritable folie, une gageure. Et pourtant, on l’a fait ! Rendez-vous des quais a été tourné en direct, en caméra cachée, avec des comédiens non-professionnels qui « jouaient » leur rôle : dockers, ouvriers, etc.
Quand le film a été terminé, on a organisé une projection pour les acteurs, les dockers et leurs familles. Mais la fête a tourné court : des camions de CRS sont arrivés. Un huissier et un représentant du préfet ont saisi les bobines du film, et j’ai été arrêté comme un délinquant ! On m’a dit que mon film était un coup de poignard dans le dos de l’armée française et on m’a signifié sa destruction. Je me suis retrouvé seul, humilié, malheureux, persuadé que mon film avait été détruit.

Comment l’avez-vous « retrouvé » ?
P. C. :
Tout le film avait été tourné en direct, à Marseille, sauf une scène, celle de l’affrontement entre les dockers et la police. Je n’avais pas voulu la tourner en direct, pressentant que ce serait très dur. Et effectivement, les forces de l’ordre sont intervenues très violemment.
J’avais décidé de reconstituer cette scène à Port-de-Bouc. C’était très court, 1 min 15. Nous avions peu de moyens, il n’était pas question de faire plusieurs prises. J’avais demandé aux dockers de se diviser en deux, les uns jouant les CRS, les autres les dockers. On commence à répéter et ils se mettent à rigoler. Une fois, deux fois. Ça ne m’arrive jamais, mais je me mets en colère. Et je leur dis que si c’est comme ça, on ne tournera pas ! Et là, ils sont bouleversés par ma réaction et ils décident de jouer la scène. Mais la tension est telle qu’ils se mettent à se battre vraiment, à coups de pieds, à coups de poings… Et cet épisode est resté dans les mémoires : de génération en génération, on s’est transmis cette histoire.
A la fin des années 80, Jack Lang est venu à Port-de-Bouc, dans le cadre d’une opération sur la mémoire des villes. Et là, il est interpellé par les enfants et les petits-enfants des dockers, qui lui disent : « Un film a été tourné à Port-de-Bouc. Il a été saisi. Rendez-le nous ! » Et ils ont été opiniâtres : ils ont écrit partout, dans les ministères, pour exiger que le film soit restitué.
Après de longues recherches, il a été retrouvé aux Archives du film de Bois d’Arcy. Il était encore sous scellé : personne n’y avait touché depuis le jour où il avait été saisi ! Et c’est comme ça que j’ai retrouvé, plus de trente après, Rendez-vous des quais.

Depuis, vous avez tourné deux autres longs métrages, Les Sables-mouvants et Marche et rêve. Dans quelles conditions ?
P. C. :
Rendez-vous des quais a connu un succès extraordinaire. Il a été projeté partout, en France et à l’étranger. Quand on a appris que je voulais faire un deuxième film, des municipalités, des comités d’entreprises, des syndicats, m’ont contacté pour me proposer de contribuer financièrement à la production. C’est comme ça que j’ai pu réaliser Les sables-mouvants, qui raconte l’exploitation des travailleurs migrants en Camargue. Pour mon troisième film, Marche et rêve, ça s’est passé de la même manière. Et là, les techniciens et les acteurs ont même donné la moitié de leur cachet pour le film.

Quel regard portez-vous sur le cinéma aujourd’hui ?
P. C. :
Je ne suis pas un cinéaste. Je suis fils de dockers. Mes parents étaient très pauvres. Ils auraient pu faire autre chose, être des scientifiques ou des artistes. Au lieu de ça, ils ont eu une vie humiliée. Ils se sont saignés pour que j’ai une instruction, que je devienne instituteur. Alors moi, je tourne mes projecteurs du côté des petites gens, des rejetés, de tous ceux qui, comme mes parents, ont une vie difficile. Pour témoigner de mon époque. Je ne force pas les gens à partager mon point de vue. Je raconte une histoire, je montre une réalité et je cherche à pénétrer l’âme des gens.

Caroline Andréani