NOUS NE SOMMES RIEN SOYONS TOUT |
Le Manifeste - N° 1 - Novembre 2003
Soyons fous
Roger Bordier, romancier et essayiste ouvre notre rubrique
culturelle par un texte qui a valeur de manifeste.
Si l’on excepte la célèbre Nora, de Maison de poupée , Hedda Gabler est
certainement, dans l’œuvre d’Ibsen, le personnage féminin le plus représentatif.
Froide et superbe dans ses robes de déesse, la fille du général Gabler va et
vient chez elle, pistolet au poing, tirant quelquefois en direction d’un
visiteur, même connu, ou surtout connu, en particulier s’il s’agit d’un homme.
Un jour, apprenant que son ancien amant s’est suicidé (avec l’un de ses
pistolets, et d’ailleurs à son instigation) elle se contente de cette sortie
dont nous frappe au passage la résonance pré-sartrienne : « Enfin un acte ! »
Rêver le Parthénon
C’est un raccourci implacable, et quand on l’entend, fût-ce sur
une scène et dans l’ambiance des artifices, l’on se dit : il y a plus d’un trait
commun entre la petite société, au demeurant médiocre, que décrit Ibsen, que
juge cruellement son Hedda, et cette vaste société qui nous entoure, plus
exactement nous cerne, puis pour tout arranger nous cache des voies qui sont
essentiellement les nôtres. Fiction pure ou vérité abrupte d’ici-bas, les
présences humaines, partout, se trouvent confrontées aux mêmes souhaits, aux
mêmes attentes, aux mêmes refus. Dépouillons le mot fatal du drame personnel
vécu par Hedda. Reste néanmoins cette exigence qui, collectivement, les pieds
sur terre et non sur des planches, nous obsède bel et bien : un acte.
Ces rapprochements ne visent point seulement la démonstration : ils voudraient
rappeler que l’art, témoignage inégalé, amène à s’interroger sur des formes,
évidemment, mais plus encore sur des contenus. Il est à noter que les auteurs
dramatiques ont eu souvent le mérite de comprendre ce que les politiques,
victimes sans le savoir d’une vieille aliénation, discernent assez mal derrière
le rideau de leurs projets, en un mot ceci, qui commande tout : si l’utopie est
ce qui écrit l’homme, c’est bien parce que le corps social le plus vivant a
inventé ce langage-là. Avant de construire le Parthénon, il a fallu le rêver. Et
si nous commencions un certain rêve, d’abord en tentant de contribuer, avec les
modestes moyens qui sont les nôtres, à l’édification de cette nouvelle
Internationale, de cette Internationale toute neuve donc inventive dont il est
assez clair que la pensée progressiste, trop dispersée, trop sectorisée sur
cette planète a, de nos jours, le plus urgent besoin ? On nous traitera de
ringards ; du moins espérons-le. De fous, espérons-le plus encore.
Cause commune
Dans un monde politique affligeant, trop fait de pratiques comme
la machine est faite de rouages, ce qui méthodiquement nous broie, introduisons
le grain de sable. Nous y sommes : le grain de folie. Celui que le dramaturge
jette sur la scène, le peintre sur sa toile, le romancier dans ses anecdotes,
mais que peuvent tenir aussi au creux de leur poing ceux qui ne sont ni
romanciers, ni dramaturges, ni peintres et qui, ajusteurs ici, paysans là,
bureaucrates ailleurs aspirent parmi bien d’autres à suivre l’élan de cette
folie-là. Oui, soyons fous. Et si, pour ressaisir ici notre propos, nous
recherchions, toujours en vue de l’acte, précisément, les sources profondes de
cette écriture par essence utopique qui mène à une cause commune, pour reprendre
le titre d’un récent recueil de poèmes de Francis Combes. Ah ! bon,
rigolera-t-on, pour emprunter la direction politique, il vous faut passer par la
poésie ?
Et comment !
Et comment ? Par exemple à la manière d’un autre auteur dramatique talentueux,
Jules Renard, ami de Jaurès, qui écrivit : « Les gens qui se disent blasés sont
ceux qui n’ont jamais éprouvé ».
En ces temps d’électoralisme dominant, de démagogie préfabriquée où
l’utilitarisme insistant l’emporte sur les libertés de l’imagination, sur le
mouvement d’une réflexion sans perspective rentable, ces mots-là font un bien
fou (encore !). Pourquoi ? Sans doute parce que l’autre face de cette remarque
si juste peut s’appeler promesse, peut s’appeler confiance. Bref, peut s’appeler
de ces bonheurs simples qui, scandaleusement, n’ont plus cours aujourd’hui.
Mais enfin, cela peut changer, un autre cours est possible. À cette condition,
en effet : soyons fous, c’est peut-être le seul instrument qui nous reste.
Roger Bordier