IL N'EST PAS DE SAUVEUR SUPREME |
Le Manifeste - N° 1 - Novembre 2003
La flamme d’octobre
Tirer les enseignements de la Révolution d’Octobre.
La chute des régimes socialistes à l’est et notamment de l’Urss suscitent de nombreux débats. Comment en est-on arrivé là ? La révolution portait-elle en elle l’échec ? Y a-t-il un avenir pour le socialisme ? Léo Figuères auteur de l’ouvrage Octobre 17 La Révolution en débat, paru au Temps des Cerises, apporte sa pierre à ce débat essentiel pour préparer l’avenir.
La Révolution d’Octobre en Russie a été et demeure l’événement historique le plus important du siècle écoulé. L’autocratie tsariste a été abattue en février 1917 par les soulèvements d’ouvriers, de paysans et de soldats qui en avaient assez de la guerre meurtrière. Les soviets représentatifs des masses populaires, surgis du cours de la révolution, se sont trouvés en concurrence avec un gouvernement provisoire constitué à partir de débris d’assemblées déconsidérées.
Les conditions exceptionnelles de la révolution
La transition de tous les pouvoirs aux soviets, réclamée par les
éléments révolutionnaires les plus radicaux, aurait pu s’effectuer sans
difficultés si leurs dirigeants de février, les mencheviks et
socio-révolutionnaires de droite, ne l’avaient refusée. Sur le fond, ils étaient
d’accord avec le gouvernement provisoire pour continuer la guerre aux côtés des
anglo-français. À la veille de l’Octobre, un ensemble de facteurs favorables
étaient réunis pour approfondir la révolution. La volonté de paix grandissait
dans le peuple des villes et des campagnes. Dans une grande partie de l’armée,
les bolcheviks et leurs alliés devenaient majoritaires. Le parti bolchevik était
le parti le plus structuré. Tandis que les soviets se donnaient avec « la garde
rouge » une organisation militaire, les forces de police dissoutes en février ne
s’étaient pas reconstituées. L’affrontement des deux camps de pays capitalistes
en guerre rendait difficile une opposition commune à de nouvelles avancées de la
révolution russe. La Révolution d’Octobre a donc bénéficié d’un ensemble de
circonstances favorables, internes et externes qui ne se retrouveront pas dans
d’autres circonstances historiques. Ceux qui, par la suite, ont voulu appliquer
le schéma d’octobre à des situations différentes, n’ont abouti qu’à des impasses
ou à des caricatures.
Grâce à ces facteurs exceptionnels, la Révolution du 7 novembre 1917 a pu
imposer l’effacement du dernier gouvernement provisoire et le passage de tous
les pouvoirs au deuxième congrès des soviets, réuni le même jour et dont le
premier conseil des commissaires du peuple, présidé par Lénine était
l’émanation. Les soviets pluralistes s’installent rapidement unissant, du
gouvernement aux soviets locaux, les bolcheviks aux socialistes révolutionnaires
de gauche, aux libertaires et à d’autres représentants de la société d’alors.
Un nouvel État né dans la tourmente
La révolution soviétique se fait sans effusion de sang sauf à
Moscou où le contrôle du Kremlin donne lieu à des combats. Les historiens
reconnaissent en général que durant les premiers mois qui suivent leur mise en
place, les soviets sont le siège d’une activité démocratique directe intense.
Comment expliquer alors que la démocratie soviétique se soit altérée dans la
seconde moitié de 1918, que les divisions entre partisans des so-viets aient
fait voler en éclat leur pluralisme, que les répressions aient pris le pas sur
les libres débats ? Il faut y insister, il n’y aurait pas eu de guerre civile et
d’armées blanches pour la mener si celles-ci n’avaient pas été organisées,
armées, financées, encadrées par les puissances occidentales, par la France et
l’Angleterre en premier lieu.
Clemenceau a été l’un des plus acharnés organisateurs de l’intervention. On sait
comment l’envoi d’une armée et de la flotte française en mer Noire, au printemps
1919, donne lieu à la plus grande révolte qu’ait jamais connue notre marine.
Autant la Révolution d’Octobre elle-même avait été économe en vies humaines,
autant la guerre civile organisée et nourrie par l’intervention étrangère
jusqu’à la fin de 1920 conduit à des pertes terribles des deux côtés. « À cause
d’elles, disait Lénine en 1922, nous avons perdu toutes sortes de richesse et la
richesse principale, la vie humaine, dans des proportions effroyables. »
En dépit des dérives un ressort essentiel du progrès humain
On ne peut juger équitablement de la suite en faisant
abstraction de la lutte à mort que la république soviétique a dû mener pour sa
survie durant quatre ans. Les conditions de cette guerre affreuse se surajoutant
à la brutalité extrême qui a caractérisé pendant des siècles le régime tsariste,
ont influé sur les pratiques du pouvoir. La situation de guerre a différé tout
véritable débat dans le parti dominant et dans la société, mais la guerre
terminée, ce qui devait être provisoire a perduré. L’interdiction du libre débat
a laissé libre cours à la bureaucratisation, au monopole du pouvoir par un
groupe dirigeant, couronné finalement par le despotisme d’un chef.
Admettre ces vérités ne doit pas conduire à ignorer les réalisations du parti et
des peuples qui se sont engagés dans l’édification d’un nouvel ordre social. Les
dérives et les crimes qui ont marqué l’époque stalinienne, qu’il faut condamner,
ne peuvent effacer ce que ces peuples ont fait pour relever d’abord leur pays
puis pour édifier un type de société qui, par sa seule existence, a été un phare
des luttes de libération des autres peuples.
La présence dans le monde d’un régime social différent du capitalisme a imposé,
bon gré mal gré, à celui-ci une forme de compétition qui a facilité les luttes
du mouvement social comme les luttes anticolonialistes. N’est-il pas
significatif que la plus grande offensive du capital et de ses agents politiques
contre les acquis imposés par les luttes des travailleurs d’Europe occidentale
ait coïncidé avec la chute des États non capitaliste de l’est ? Il faut donc se
garder de tout jugement simpliste et déséquilibré sur l’expérience de l’Urss et
des autres États socialistes européens et à plus forte raison, la rejeter
purement et simplement. Ce serait ignorer qu’avec eux a disparu un contrepoids
sérieux à la domination de l’impérialisme – et de l’empire américain en premier
lieu –, avec tous les périls qui en découlent pour la paix et la sécurité de
l’humanité.
L’expérience mérite un jugement global, critique et équilibré
Reste la question de savoir pourquoi le système social né de la
Révolution d’Octobre s’est effondré au début des années quatre-vingt-dix. Les
raisons en sont multiples et aucune ne doit être ignorée. Elles ont été
d’origine internationale ; l’expérience s’est toujours heurtée à l’hostilité,
aux blocus et aux guerres des puissances capitalistes. La deuxième guerre
mondiale en a été la plus terrible expression. La guerre froide et une folle
course aux armements voulues par l’impérialisme – dans laquelle se sont laissées
entraîné les directions soviétiques – ont saigné l’Urss à blanc et l’ont
empêchée de régler au mieux ses problèmes économiques et sociaux. Il reste
cependant que les déficiences internes, dont certaines liées aux premières, ont
été des raisons essentielles de la chute. La démocratisation indispensable du
système n’a jamais été vraiment entreprise et les masses populaires ont été
tenues à l’écart de l’examen des problèmes de la société, de recherche de
solutions et de leur mise en œuvre… Les tentatives faites dans ce sens après une
condamnation superficielle du stalinisme en 1956 et dans les années suivantes,
ont tourné court et la bureaucratisation du régime à tous les niveaux s’est
poursuivie. On a espéré un changement lors au début de l’expérience
gortbatchévienne après 1984. Mais très vite, elle s’est muée en une véritable
entreprise de démolition du socialisme encouragée par les forces hostiles de
l’extérieur. Après avoir pris sa part à la disparition des régimes d’Europe
centrale et orientale, cette politique a ouvert la voie à la restauration du
capitalisme en Urss, couronnée par le démantèlement de celle-ci. L’on a eu alors
la révélation, tant en Union soviétique que dans les autres pays de l’est, qu’un
grand nombre de dirigeants des partis et de
l’État n’étaient que des bureaucrates sans principes et sans idéal.
Ainsi s’est interrompu la grande expérience ouverte le 7 novembre 1917, ainsi a
été ouverte la crise la plus profonde du mouvement communiste et de chacun des
partis nés de l’espérance d’Octobre. Si cette révolution accomplie dans les
conditions exceptionnelles que nous avons évoquées ne pouvait être imitée, si le
régime qui en est sorti marqué par une histoire singulière ne pouvait servir de
modèle, il reste qu’on ne peut les rayer de l’histoire ou être soulagé par leur
disparition qui a été en fait celle d’un ressort essentiel du progrès humain à
notre époque. Un jugement global, critique mais équilibré doit être porté sur
l’expérience historique de la Révolution de 1917. Des enseignements doivent en
être tirés pour définir ce que pourrait être, dans les conditions du XXIe
siècle, une alternative de société socialiste. La flamme d’octobre a certes
vacillé, mais nous sommes bien loin de la fin de l’histoire ?
Léo Figuères