LA RAISON TONNE EN SON CRATERE |
Le Manifeste - N° 1 - Novembre 2003
L’idéologie étasunienne
L’idéologie américaine a une histoire et des objectifs précis, celui, particulièrement, de s’assurer le contrôle de la planète. Samir Amin, économiste et animateur du Forum du Tiers-monde nous livre ici sa réflexion sur la volonté des USA de contaminer la planète avec le virus libéral.
Comme on le sait la philosophie des Lu-mières est l’élément de
démarrage décisif dans la constitution des cultures et des idéologies de
l’Europe moderne, au point que son impact soit demeuré majeur jusqu’à nos jours.
C’est vrai non seulement pour les centres précoces du capitalisme en formation,
qu’ils soient catholiques (France) ou protestants (Angleterre et Pays-Bas), mais
tout autant pour l’Allemagne et même la Russie. Par contre la philosophie des
Lumières n’a eu qu’un impact marginal aux États-unis, n’ayant en fait intéressé
qu’une frange « aristocratique » (et esclavagiste !) représentée à la perfection
par Jefferson, Madison et quelques autres, la Nouvelle Angleterre des sectes
demeurant imperméable à son esprit critique. Sa culture dominante est plus
proche des Sorcières de Salem que des Lumières « impies ».
Ce qui en est résulté, s’affermissant au fur et à mesure que se renforçait la
bourgeoisie « yankee » issue d’abord de la Nouvelle-Angleterre, c’est une
substitution simple, et fausse : que la « Science » – entendez les Sciences
du-res : la physique – commande le devenir de la société. C’est sans doute l’une
des opinions communes les plus partagées aux États-Unis, depuis plus d’un
siècle, à la fois dans les classes dominantes et, par répercussion, dans le
peuple.
Réduire les sciences à des sciences « pures » et « dures »
J’explique, à partir de cette substitution, quelques-uns des
traits saillants de l’idéologie américaine. D’abord l’insignifiance de sa
philosophie, réduite à la version la plus misérable de l’empirisme. Ensuite sa
recherche éperdue de réduire les sciences de l’être humain et de la société à
des sciences « pures » (et « dures ») : l’économie « pu-re » substituée à
l’économie politique, la « science des gènes » à l’anthropologie et à la
sociologie. Cette dernière dérive rapproche beaucoup, hélas, l’idéologie
américaine contemporaine de celle que les Nazis avaient promue et a trouvé sans
doute un terrain facilité par le racisme profond produit par l’histoire des
États-Unis. Autre dérive qui résulte de cette vision de la « Science » :
l’attraction pour des constructions cosmologiques (le « Big Bang » en est
l’expression la plus populaire). Les Lu-mières avaient fait comprendre que la
Physique est la science des « parcelles de l’univers choisies comme terrains de
la recherche », pas la science de l’Univers dans sa totalité, qui est un concept
métaphysique, donc non scientifique. La pensée américaine est, sur ce terrain,
plus proche de la vision prémoderne (pour ne pas dire moyenâgeuse) préoccupée
avant tout de concilier foi et Raison que de la tradition scientifique moderne.
Cette dérive – en arrière – convenait bien aux sectataires du protestantisme de
la Nouvelle Angleterre comme à la société baignant dans la religiosité diffuse
qu’elle a produite.
Le danger de ces dérives menace désormais l’Europe, comme on le sait.
Le parti du capital
La combinaison propre à la formation historique de la société
des États-Unis – idéologie religieuse « biblique » dominante et absence de parti
ouvrier – a produit finalement une situation encore sans pareille, celle d’un
parti de facto unique, le parti du capital.
Les deux segments qui constituent ce parti unique partagent le même libéralisme
fondamental. L’un et l’autre s’adressent à la seule minorité – 40 % de
l’électorat – qui « participe » à ce type de vie démocratique tronquée et
impuissante qu’on leur offre. Chacun d’eux a sa clientèle propre – dans les
classes moyennes, puisque les classes populaires ne votent pas – et y a adapté
son langage. Chacun d’eux cristallise en son sein un conglomérat d’intérêts
capitalistes segmentaires (les « lobbies ») ou de soutiens « communautaires ».
La démocratie américaine constitue aujourd’hui le modèle avancé de ce que
j’appelle « la démocratie de basse intensité ». Son fonctionnement est fondé sur
une séparation totale entre la gestion de la vie politique assise sur la
pratique de la démocratie électorale, et celle de la vie économique, commandée
par les lois de l’accumulation du capital. Qui plus est cette séparation n’est
pas l’objet d’un questionnement radical, mais fait plutôt partie de ce qu’on
appelle le consensus général. Or cette séparation annihile tout le potentiel
créateur de la démocratie politique. Elle castre les institutions
représentatives (Parlements et autres), rendues impuissantes face au « marché »
dont elles acceptent les diktats. Voter démocrate, voter républicain ; cela n’a
aucune importance puisque votre avenir ne dépend pas de votre choix électoral
mais des aléas du marché.
L’État américain est, de ce fait, au service exclusif de l’économie
(c’est-à-dire du capital dont il est le fidèle serviteur exclusif, sans avoir à
se soucier d’autres intérêts sociaux). Il peut l’être parce que la formation
historique de la société américaine a bloqué – dans les classes populaires – la
maturation d’une conscience politique de classe.
Les rituels anodins de la démocratie
En contrepoint, l’État a été en Europe (et peut redevenir) le
point de passage obligé de la confrontation des intérêts sociaux, et, à partir
de là favoriser les compromis historiques qui donnent un sens et une portée
réelle à la pratique démocratique. Si l’État n’est pas contraint de remplir
cette fonction par les luttes de classes et des luttes politiques qui gardent
leur autonomie vis-à-vis des logiques exclusives de l’accumulation du capital,
alors la démocratie devient une pratique dérisoire, ce qu’elle est aux
États-Unis.
La combinaison d’une religiosité dominante, de son exploitation par un discours
fondamentaliste, et de l’absence de conscience politique des classes dominées
donne au système du pouvoir des États Unis une marge de manœuvre sans pareille
qui annihile la portée potentielle des pratiques démocratiques et les réduisent
au statut de rituels anodins (politique-spectacle, inauguration des campagnes
électorales par des défilés de majorettes etc.).
Mais qu’on ne s’y trompe pas. Ce n’est pas l’idéologie fondamentaliste à
prétentions religieuses qui est aux postes de commande et imposerait sa logique
aux vrais détenteurs du pouvoir – le capital et ses serviteurs dans l’État.
C’est le capital qui prend seul toutes les décisions qui lui conviennent, puis
ensuite mobilise l’idéologie américaine en question pour la mettre à son
service. Les moyens utilisés – désinformation systématique sans pareille – sont
alors efficaces, isolant les esprits critiques, les soumettant à un chantage
odieux permanent. Le pouvoir parvient alors à manipuler sans difficulté une
« opinion » entretenue dans sa niaiserie.
La classe dirigeante des États-Unis a développé, dans ces circonstances, un
cynisme parfait, enveloppé d’une hypocrisie que tous les observateurs étrangers
constatent mais que le peuple américain ne voit jamais ! L’usage de la violence,
dans des formes extrêmes, est mise en œuvre chaque fois qu’il le faut. Tous les
militants radicaux américains le savent : se vendre, ou être assassiné est le
seul choix qui leur est laissé.
S’assurer le contrôle de la planète
L’idéologie américaine, comme toutes les idéologies subit
« l’usure du temps ». Dans les périodes « calmes » de l’histoire – marquées par
une belle croissance économique accompagnée de retombées sociales jugées
satisfaisantes – la pression que la classe dirigeante doit exercer sur son
peuple s’affaiblit. De temps à autre donc, selon les besoins du moment, cette
classe dirigeante « regonfle » l’idéologie américaine par des moyens qui sont
toujours les mêmes : un ennemi (toujours extérieur, la société américaine étant
décrétée bonne par définition) est désigné (l’Empire du Mal, l’axe du Mal)
permettant la « mobilisation totale » de tous les moyens destinés à l’annihiler.
Ce fut hier le communisme, permettant, à travers le maccarthysme (oublié par les
« pro-américains »), d’engager la guerre froide et de subalterniser l’Europe.
C’est aujourd’hui le « terrorisme », prétexte évident (le 11 septembre ressemble
tellement à l’incendie du Reichstag), qui fait passer le véritable projet de la
classe dirigeante : s’assurer le contrôle militaire de la planète.
L’objectif avoué de la nouvelle stratégie hégémoniste des États-Unis est de ne
tolérer l’existence d’aucune puissance capable de résister aux injonctions de
Washington, et pour cela de chercher à démanteler tous les pays jugés « trop
grands », comme de créer le maximum d’États croupions, proies faciles pour
l’établissement de bases américaines assurant leur « protection ». Un seul État
a le droit d’être « grand », les États-Unis, au dire de leurs trois derniers
Présidents (Bush Senior, Clinton, Bush junior).
Le virus libéral renforcé
L’hégémonisme des États-Unis repose donc en définitive plus sur
la surdimension de leur puissance militaire que sur les « avantages » de leur
système économique. Ils peuvent donc se poser en leader incontesté de la triade
en faisant de leur puissance militaire le « poing visible » chargé d’imposer
l’ordre impérialiste nouveau aux récalcitrants éventuels.
Encouragée par ces succès l’extrême droite américaine est parvenue à prendre les
rênes du pouvoir à Washington. Désormais le choix est clair : accepter
l’hégémonisme des États-Unis et le virus libéral renforcé, réduit alors au
principe exclusif « faire de l’argent » (make money), ou rejeter l’un et
l’autre. La première alternative donne à Washington la responsabilité majeure
pour « refaçonner » le monde à l’image du Texas. La seconde est la seule qui
puisse contribuer à reconstruire un monde pluriel, démocratique et pacifié.
S’ils avaient réagi en 1935 ou 1937, les Européens seraient parvenus à arrêter
le délire hitlérien. En réagissant seulement en Septembre 1939, ils se sont
infligés les dizaines de millions de victimes. Agissons pour que face au défi
des néo-nazis de Washington, la riposte soit plus précoce.
L’idéologie américaine se réduit dans son contenu essentiel à un libéralisme
(économique) sans partage, produit par un « consensus » que l’absence de
conscience politique des classes dominées (que j’ai expliquée par l’histoire de
la formation sociale américaine retracée plus haut) n’a pas permis d’entamer
suffisamment sérieusement. Cette idéologie – très pauvre – se cache derrière un
discours fondamentaliste para religieux. Vient ensuite l’emballage de la
marchandise dans une rhétorique insipide concernant la « démocratie ». Que la
classe dirigeante peut alors manipuler sans vergogne, avec une quasi-certitude
de succès au-près de l’opinion niaise qu’elle façonne. Entendre dire que «
l’opinion publique » pè-se aux États-Unis d’un poids lourd – voire même décisif
– dans la prise de décision – ce que tous les « pro américains » répètent,
derrière les libéraux comme les conservateurs américains – devrait faire
sourire. Il existe peu de cas au monde où l’opinion est autant fabriquée qu’aux
États-Unis. L’emballage dans une rhétorique insipide de la démocratie n’engage
que ceux qui sont assez naïfs (ou ont intérêt à se faire passer pour tels) pour
y croire.
Samir Amin
Ce texte résume des analyses plus fouillées
que le lecteur pourra trouver dans trois ouvrages de Samir Amin : Le Virus
libéral, la guerre permanente et l’américanisation du monde ; Le Temps des
Cerises, 2003, section IV-2, pages 71 et suivantes, L’Eurocentrisme, critique
d’une idéologie ; Economica – Anthropos, 1988 ; chap II-section I, pages 55 et
suivantes, Modernité, démocratie et religion, critique des culturalismes ; en
cours de publication, première partie section II, Modernité et interprétation
des religions.
Voir également, pour la critique de la « Science » comme idéologie : François
Lurçat, L’Autorité de la Science, CERF, Paris 1995.