LE MONDE VA CHANGER DE BASE

Le Manifeste - N° 1 - Novembre 2003

 

Jeremy Cronin
Secrétaire général adjoint du Parti Communiste d’Afrique du Sud (SACP)

Quel bilan faites-vous des réalisations depuis 1994 ?
JC :
Il ne faut pas sous-estimer ce qui a été réalisé depuis 1994. La fin de la violence politique, la consolidation d’une démocratie politique avec une constitution radicale, la déracialisation de l’appareil d’État, de la police, de l’armée, des tribunaux etc…, une législation du travail progressiste, notamment en ce qui concerne les droits des travailleurs, sont des éléments importants. Des transferts de ressources significatifs vers les plus pauvres d’entre les pauvres également : un million de maisons à bas loyer, 6 millions de personnes supplémentaires ont accès à l’eau potable, entre autres. Cependant, ces mesures ont été largement basées sur des transferts de ressources budgétaires, laissant l’économie dominante dans les mêmes mains qu’autrefois. L’économie du secteur privé a retrouvé une croissance modérée (2 à 3%) dans les dix dernières années après un déclin lors de la décennie précédente. Cependant, cette croissance a été réalisée en grande partie par une politique de libéralisation, d’exportation et d’autres mesures qui ont fait disparaître plus d’un million d’emplois dans les cinq dernières années. Ce niveau de chômage conditionne toutes les autres réalisations socio-économiques. Le gouvernement reconnaît lui-même dans son rapport bilan des dix dernières années que la ligne actuelle n’est pas supportable et exige des changements politiques qualitatifs. Encore faut-il le dire clairement et le discuter.

Comment se situe le Sacp dans la triple alliance Anc-Cosatu-Sacp ?
JC :
Le Sacp reste fermement engagé dans cette alliance. Cet engagement consiste à essayer activement d’influer sur la ligne de l’Anc et sur notre percée démocratique de 1994. Dans cette démarche, nous sommes opposés au grand capital encore largement blanc et aux ambitions d’une classe émergente au sein de l’Anc elle-même. Nous œuvrons dans l’alliance à l’unité progressiste de l’Anc en même temps qu’au renforcement d’une classe ouvrière indépendante, et à la capacité socialiste du Sacp et de la Cosatu. Le programme néolibéral extérieur, adapté de l’intérieur avec certaines inflexions africanistes reflétant l’émergence d’intérêts de classe a en effet réussi à s’imposer comme la perspective dominante dans la politique économique. Cependant, cette orientation n’a jamais été affirmée de façon dominante au sein de l’Anc, particulièrement au sein de sa base et a été publiquement et de façon consistante critiquée par la Cosatu et le Sacp. Par exemple, alors que la politique néo-libérale dite d’« Emploi, croissance et redistribution » (Growth, Employment and Redistribution Macro-economic Framework Policy/GEAR) a été dévoilée par le gouvernement à la mi-1996, l’Anc n’a jamais directement assumé la responsabilité du GEAR, voire ne s’est jamais référée à lui en tant que tel. De même pour le plan de privatisation du gouvernement en 1998, l’Anc n’a jamais été capable de dire qu’elle était en sa faveur.
L’absence d’un soutien des masses dans le contexte d’une population encore relativement politisée et mobilisée, un contexte extérieur défavorable (absence d’investissements étrangers directs), les contradictions entre le capital établi (national et parfois multinational) et une bourgeoisie bureaucratique/compradore naissante au sein de l’Anc/gouvernement, l’abus du pouvoir coercitif bureaucratique de celle-ci (à l’ori-gine de divers scandales de corruption qui ont touché l’Anc), les guerres que se livrent les éléments de ce groupe émergent nous font dire que la situation actuelle et l’avenir sont loin d’être prédéterminés ou enfermés dans l’impasse néo-libérale.

Propos recueillis et traduits par C.A.D.