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Le Manifeste - N° 0 - Septembre 2003
Neruda... présente !
Le 20 septembre 1973 s'éteignait le poète chilien Pablo Neruda,
quelques jours seulement après le coup d'État de Pinochet. Le poète Francis
Combes évoque le rôle joué par Pablo Neruda dans cette période cruciale de
l'histoire du Chili.
Le 11 septembre 2001, nous avons été nombreux à penser spontanément au 11
septembre 1973, jour du coup d'État de Pinochet. Ce jour-là, les avions et les
chars de l'armée réputée loyaliste du Chili, bombardaient, avec le soutien des
dirigeants états-uniens, le Palais de la Moneda, tuaient Salvador Allende et
mettaient fin à l'expérience de l'Unité populaire. Le jour même du coup d'État,
Pablo Neruda, gravement malade du cancer, devait être transporté en ambulance
dans un hôpital de Santiago... À l'entrée de la ville, les militaires qui avait
établi des barrages voulurent interdire le passage à l'ambulance. Ils arrêtèrent
la voiture, firent sortir le malade et l'obligèrent à attendre sur le bas-côté
un long moment avant de se résoudre à le laisser repartir. Ils auraient pu le
tuer là, mais sans doute ont-ils hésité à ajouter ce crime à tous ceux qu'ils
allaient commettre dans cette journée et dans celles qui suivirent. D'autres
auront moins de scrupules et saccageront sa maison de Valparaiso et son domicile
de Santiago.
« Le Chili porte des pantalons longs »
Le poète devait succomber quelques jours plus tard, le 20
septembre. Avant de mourir, il aura eu le temps d'ajouter quelques pages à ses
mémoires, J'avoue que j'ai vécu, lesquelles se finissent, comme sa vie, par la
dénonciation du putsch. « Une nouvelle fois, écrit-il dans la dernière phrase de
son livre, les soldats du Chili avaient trahi leur patrie ». L'enterrement du
président Allende fut quasi clandestin. Seule sa veuve fut autorisée par la
soldatesque à assister aux
funérailles. L'enterrement du poète, par contre, fut l'occasion de l'une des
plus spectaculaires et courageuses manifestations d'opposition à la junte. On se
souvient des paroles clamées par le groupe des proches et des camarades réunis
autour du cercueil, le poing levé : « Pablo Neruda… presente ! ». Ce sont des
paroles qu'aujourd'hui encore il m'est difficile d'entendre sans frisson.
Beaucoup de ceux qui étaient présents dans le cimetière à cet instant seront
sacrifiés… et leur geste, tout simple, reste comme le symbole de la dignité
affirmée à la face du déshonneur. Ce sont-là des choses que même ceux qui n'ont
pas vécu ces événements peuvent comprendre et ressentir. Bien que – ou peut-être
justement parce que –, dans la société où nous vivons aujourd'hui, les notions
d'honneur et de dignité font figure de vieilleries particulièrement désuètes. Le
capitalisme enseignant chaque jour que le fin du fin est de savoir se vendre…
Mais tout peuple (et tout individu) qui se redresse et qui lutte donne un sens
nouveau à ces vieilles valeurs de l'humanité, aujourd'hui si dévaluées. Le Chili
de l'Unité populaire avait précisément donné au monde entier cet exemple du
courage et de la dignité retrouvée. « Maintenant, le Chili porte des pantalons
longs ! » proclamait une affiche de l'Unité populaire.
Nixonicide
C'est en 1970 que le Chili est entré dans nos vies avec la
(courte) victoire électorale de l'Unité populaire dont le candidat, arrivé en
tête, se trouvait, conformément à la Constitution chilienne, élu président.
Cette victoire électorale, (à la différence de ce que l'on a trop souvent vu par
la suite) a ouvert la voie à une vraie politique progressiste et populaire et a
suscité une espérance, non seulement en Amérique latine mais dans le monde
entier. Les communistes français qui, avaient défini dans leur « Manifeste de
Champigny » en 68, la possibilité d'une voie pacifique au socialisme se sont
sentis particulièrement proches de cette révolution chilienne, pacifique,
unitaire et pluraliste, où la classe ouvrière jouait un rôle de premier plan.
Très vite les images, les musiques et les mots de ce pays lointain nous sont
devenus familiers : les cordillères enneigées et les déserts, la vigne et la
mer, le salpêtre et le cuivre, le verre de lait que le nouveau pouvoir fit
distribuer à chaque enfant tous les jours dans toutes les écoles et les fresques
murales de José Balmes et de ses brigades, les chansons de Victor Jara ou de
Sergio Ortega et les vers de Pablo Neruda… De même que nous avons suivi au jour
le jour, avec inquiétude, les signes de la contre-révolution fomentée par les
milieux réactionnaires du pays, les multinationales et le Département d'État US
: l'embargo suite à la nationalisation du cuivre, les manœuvres d'ITT,
l'assassinat du général Schneider, les manifestations des femmes des
beaux-quartiers frappant sur des casseroles, la grève des camionneurs qui
paralysa ce pays tout en longueur…
Neruda joua un rôle de premier plan dans ces événements. Début 70, Luis Corvalan
et les dirigeants de son parti étaient venus le voir, dans sa maison de l'Ile
noire, pour lui demander d'être candidat à la présidence de la République. Il
s'agissait d'engager un processus qui devait conduire à une candidature unique
de la gauche. Il participa donc activement à la campagne électorale et à la
formation de l'Unité populaire.. Une fois la victoire remportée il fut nommé
ambassadeur du Chili à Paris. En 1971, il reçut le Prix Nobel. Comme avant lui
sa compatriote la poétesse Gabriela Mistral. (Il est l'un des rares écrivains
révolutionnaires à s'être vu décerner cette distinction. Ni Gorki, ni Brecht, ni
Aragon, ni Amado ou Ritsos… et peut-être est-ce que ce fut aussi un effet de la
victoire populaire au Chili). En 1972, il entreprit la rédaction de ses mémoires
et renonça à son poste d'ambassadeur pour rentrer au Chili.
Début 73, inquiet du tour que prennent les événements, il écrit le dernier de
ses livres de poèmes publiés de son vivant : Incitation au Nixonicide et Éloge
de la Révolution chilienne. Ce pamphlet est non seulement une contribution à la
campagne des élections de mars 73 (qui verront la position de l'Unité populaire
renforcée) mais une sorte de dénonciation par avance des putschistes et de leurs
complices. Ce petit livre (aujourd'hui introuvable en France et qu'il faudra
rééditer) est un grand livre de poésie politique et satirique. Un peu dans la
lignée des Châtiments de Hugo ou du Musée Grévin d'Aragon. « Je dois être, de
temps en temps, un barde d'utilité publique », écrit-il dans la préface…. « Et
que les esthètes raffinés, s'il en est encore, en crèvent d'indigestion : ces
aliments sont des explosifs et du vinaigre à ne pas consommer pour certains.
Mais ils seront bons peut-être pour la santé du peuple. »
Bien sûr, les vers de Neruda n'ont pas permis de faire tomber Nixon ni de
conjurer le coup d'État. Mais ce serait ignorer la force de la culture et le
poids des mots que de penser qu' ils n'ont servi à rien. Ils ont durablement
flétri les adversaires de la révolution chilienne. Et « flétri », ici, n'est pas
le participe passé désignant la fleur fanée, mais l'autre verbe, d'origine non
latine mais francique paraît-il, qui signifiait autrefois « marquer au fer rouge
».
Francis Combes
Je dis adieu aux autres thèmes
Amour, adieu, à demain les baisers !
Mon cœur, cramponne-toi à ton devoir
Ici je déclare ouvert le procès.
Il s'agit d'être ou de ne pas être :
Si nous laissons le truand se mouvoir,
Les peuples verront leur douleur se perpétuer
Et perpétré le crime du Président
Qui vole le cuivre aux Douanes chiliennes,
Étripant au Vietnam les innocents.
On ne peut pas attendre une semaine,
ni même un seul jour de plus car, bon sang !
C'est pour ses atrocités inhumaines
Qu'au fouille-merde on, fera son affaire.
C'est une fierté pour tout homme pur
Qui reçoit le coup de l'information
Comme un instrument qui dure si dur
D'annoncer enfin justice sur terre :
Et je t'ai cherché, notre compagnon
Pour que s'ouvre le tribunal de sang
Et, bien qu'un poète en soit le champion,
Le peuple a confié la rose à mes dents
Pour qu'avec mes vers et leur vérité
Je châtie la haine et le mal puissant
Du terrible bourreau commandité
Par le concubinage de l'argent
Pour incendier jardin et jardinier
Dans des pays éloignés et dorés.
(in Incitation au Nixonicide et éloge de la révolution chilienne,
traduction Marc Delouze, EFR 1973).
Quelques dates :
juillet 1904 : naissance à Parral, Chili, d'un père cheminot et
d'une mère institutrice qui mourra quelques mois plus tard.
1905 : installation en Araucanie (Temuco, Ville de pionniers)
1921 : étudiant en français à Santiago du Chili, participe aux manifestations
qui opposent les ouvriers à la police.
1923 : publie « Crépusculaire » à compte d'auteur.
1924 : Vingt poèmes d'amour et une Chanson désespérée
1924-1926 : abandonne les études pour se consacrer à la littérature.
1927-1935 : début de sa carrière de diplomate (consul à Rangoon, Colombo,
Batavia, Singapour, Buenos-Aires, Barcelone, Madrid)
1935 : À Madrid, il habite la « Maison des fleurs » où il se lie d'amitié avec
les poètes espagnols, Lorca, Alberti, etc. Il publie « Résidence sur La Terre ».
1936-1937 : Guerre d'Espagne, Lorca est assassiné par les Franquistes, Neruda
prend partie pour les républicains. Il est relevé de ses fonctions consulaires
et part pour Paris où il édite la revue « Les poètes du monde défendent le
peuple espagnol », fonde le « groupe hispano-américain d'aide à l'Espagne »,
publie « L'Espagne au coeur ».
1939 : suite à la victoire du Front Populaire au Chili, Neruda est envoyé à
Paris où il est chargé d'organiser l'immigration au Chili des réfugiés
républicains espagnol.
1941 : Neruda est attaqué par un commando nazi au Mexique. Il se rapproche de
plus en plus du parti communiste auquel il adhérera en 1945.
1947 : Videla, président du Chili, organise la répression contre ses anciens
alliés communistes. Neruda prend position contre lui et, menacé
d'emprisonnement, entre dans la clandestinité.
1952 : rencontre Matilde, qui lui inspirera entre autres: « La centaine d'amour
».
1952-1970 : période d'intense activité littéraire. Neruda est maintenant reconnu
partout dans le monde comme un des plus grands poètes de son époque.
1970 : soutient la campagne de Salvadore Allende, qui le nommera ambassadeur du
Chili à Paris (1971). Il obtient le Prix Nobel.
1973 : putsh militaire de Pinochet au Chili, mort d'Allende, saccage des maisons
de Neruda par les putshistes, mort du poète.