IL N'EST PAS DE SAUVEUR SUPREME

Le Manifeste - N° 0 - Septembre 2003

 

Staline
Un cadavre dans le placard

Qu'est-ce que Staline ?
Staline est un homme sans importance (Staline, 1927).
Staline est la plus éminente médiocrité du parti (Trotsky).
Staline, c'est Gengis Khan qui aurait lu Le Capital. (Lénine).

Faut-il sauver le camarade Staline ?
Cinquante ans après sa mort, il ne cesse d'occuper les esprits. Il aura soulevé tour à tour l'admiration et la répulsion. Il aura représenté l'espérance, qu'Ernst Bloch érigea en principe, puis son mécompte. Il aura surtout, en définitive, découragé ses partisans : ses crimes, indiscutables, les ont frappés d'une sorte d'asthénie soutenue par une paresse théorique, une retenue proche de la pusillanimité.
Faute d'avoir procédé à une étude conséquente, les impliquant, les communistes se sont désarmés.
Les critiques les mieux fondées ne sont pas venues de leurs rangs à quelques timides et tardives exceptions près. Et il reste toujours et encore à produire l'analyse marxiste d'un régime qui s'en réclamait, une analyse qui ne préjuge pas de ses conclusions et qui considère, par exemple, la structure économique du système qu'il dirigea autrement que par des apparentements et des comparaisons qui en altèrent la pertinence, qu'il s'agisse du « bonapartisme », du « capitalisme d'État », de la formation d'une « bourgeoisie rouge » dont, froidement, on se demande à quoi elle correspond puisque ses membres n'y disposaient pas de la propriété et la nomenklatura, héritée de la guerre civile, si elle bénéficiait d'avantages indéniables participait plutôt d'une caste administrative que d'une classe. Quant au « bonapartisme » stalinien, qu'a-t-il à voir avec le modèle que lui imputa Trotski ? Une vague ressemblance plus proche de la métaphore que de que de l'énoncé réflexif : Staline n'a pas assagi la Révolution au profit d'une classe dominante, il n'a pas fondé de dynastie, il n'a pas provoqué un dix-huit brumaire contre la République, au contraire, il a proposé sa démission après avoir pris connaissance de la lettre testamentaire de Lénine, etc.
Le « capitalisme d'État », quant à lui, est un ornithorynque qui ressortit de la création d'économistes en mal d'inspiration et tentés par la facilité. Marx et Engels avaient défini le socialisme et indiqué les divers aspects qu'il revêtait.
Quoi qu'il en soit, en bazardant le « stalinisme » à la sauvette, les communistes paraissent avoir perdu aujourd'hui leur pouvoir d'imagination et par conséquent leur efficacité. Ils sont devenus les gestionnaires de leurs carences. En effet, ils ne sont pas les produits plus ou moins éloignés du « stalinisme », pas plus que ses rebuts ou ses reliefs. Leur utopie désormais étiolée est menacée d'anorexie localisée. Ils ont perdu l'initiative…
Pire, en renonçant à affronter le complexe stalinien, ils ont récusé des attributs qui les glorifiaient. L'aveuglement a succédé à l'éblouissement. Des dirigeants se sont complus dans des sottises par pure démagogie. Ils ne disputent plus la prééminence des communistes dans le combat antifasciste. Ils ignorent leur propre histoire quand ils ne la méprisent pas. Ils ne se targuent pas du soutien aux guerres de libération nationale décidée par le Komintern dès le début des années vingt. Les communistes rompaient en cela avec le paternalisme colonial prôné par l'Internationale socialiste au titre de la civilisation occidentale. À leur décharge, il est vrai qu'on n'ausculte pas un cadavre sans répugnance et qu'on ne se livre pas à sa dissection sans compétence et résolution. L'expérience des communistes au pouvoir s'est avérée singulièrement meurtrière.
En révoquant ce qu'on nomme le « stalinisme » par commodité et afin de s'en garantir, à défaut de s'en être prémuni en temps opportun, les communistes se sont abandonnés à une mode. Leur désir de passer à autre chose les prive de leur mémoire, c'est-à-dire de leurs moyens. Leur lecture du XXe siècle souffre d'un manque de dialectique évident.
Stéphane Courtois a raison : il faut juger le communisme (et en particulier le « stalinisme ») à l'aune de la praxis. L'histoire a tranché. Mais il ne faudrait pas pour autant minorer les contextes ni récuser le talent dont fit preuve à diverses reprises Staline, ce qui ne l'exonère en rien de sa propension à résoudre les problèmes auxquels il fut confronté par une violence de masse, très vite commuée en Terreur quasi endémique. La purge, l'épuration participèrent d'une méthode de gouvernement. Torquemada avait établi un nouveau séjour sur les bords de la Moskova. L'État soviétique dirigé par Staline exigeait les preuves du sang.
Mais quoi ?
Sous son gouvernement, la Russie aura échappé à son destin de puissance secondaire, à savoir de réservoir mis à disposition d'une Europe occidentale qui la jugulait dans le dessein d'exploiter ses matières premières au moindre coût et d'empêcher une concurrence qui, de fait, mettrait à mal sa domination.
À présent, ce temps est révolu. Noam Chomsky, que l'on ne peut suspecter de tendresse pas plus que de complaisance à l'égard de la coercition généralisée, note, au détour d'un entretien que la Russie gagnée à une démocratie pelliculaire, a repris le rôle, résigné, adventice, que lui assignaient les empires d'avant 1917. Elle est redevenue le garant mercenaire d'un système qui ne la flatte que pour autant qu'elle ne s'en distrait pas. Et voilà sans doute, erreur de parallaxe ou non, illusion d'optique ou pas, égarement ou lucidité trompeuse, l'importance revêtue par Staline. Il aura contribué à convertir une faiblesse décidée d'une part et consentie de l'autre en une force inflexible, par la tragédie ; je veux dire qu'il sera parvenu à soustraire la Russie aux convoitises impériales ou impérialistes, pour reprendre un vieux langage en cours de regain au prix d'un sacrifice humain et d'une saignée sans précédent qui aura terrassé le corps qu'il souhaitait assainir.

Denis Fernández Recatalá

*Le Matérialisme dialectique et le matérialisme historique, Joseph Staline, collection « classiques », Le Temps des cerises, septembre 2003, 8 Euros.