LA RAISON TONNE EN SON CRATERE |
Le Manifeste - N° 0 - Septembre 2003
Quelques aspects de la lutte idéologique aujourd’hui
Je me propose de parler de nous, c’est-à-dire des intellectuels.
Non pas des intellectuels en général, qu’il serait fort malaisé de définir, mais
de nous, intellectuels qui nous réclamons du marxisme ou qui nous disons
marxistes, donc révolutionnaires, les deux termes étant par principe
équivalents.
Si on les a séparés, ce n’est pas de ma faute. La question d’où je partirai est
la suivante : est-ce que, en raison justement de cette équivalence, nous voulons
encore aujourd’hui transformer le monde ou participer à sa transformation ? Le
préalable consiste à nous demander : quel monde devons-nous transformer ? Ce qui
nous conduit à interroger les représentations, c’est-à-dire l’idéologie, dont je
rappelle qu’Ernst Bloch, dans son Principe Espérance, la définissait comme étant
« l’harmonisation prématurée des contradictions sociales ».
Je dis tout de suite mon sentiment qui repose sur le constat d’un double retard,
de notre fait, ce « notre » s’entendant collectivement. Il s’agit d’un retard
par rapport à l’idéologie dominante, le libéralisme, et d’un retard sur le réel
lui-même et la conscience encore diffuse qu’en prennent les travailleurs. D’un
mot, nous ne sommes pas à la hauteur des tâches qui sont les nôtres ou que nous
devrions remplir. Permettez-moi de me référer à deux périodes successives, celle
de trop d’idéologie et celle de pas d’idéologie. Durant les années 68-70, on a
eu affaire à une véritable inflation qui se traduisait par la multiplication des
-ismes: stalinisme, trotskisme, althussérisme, gauchisme, maoïsme,
révisionnisme, etc., et les affrontements auxquels elle donnait lieu avaient
ceci de particulier qu’ils se produisaient au sein du même camp, ou de la même
famille de frères ennemis.
Comparée à cette période, la nôtre: est tout à fait différente. Je la
caractérise par la métaphore des « trois murs » du mur de Berlin au mur du
silence, qui dissimule le mur de l’argent. C’est ce qu’on a appelé « la fin des
idéologies ». L’expression, due à un intellectuel, qui n’appartient pas à la
catégorie que j’ai retenue, qui est un idéologue au service du Pentagone, donc
de l’autre « camp », n’est pas dénuée d’intérêt. Elle enregistre littéralement
un trait fort de notre situation, savoir que la fin des empoignades n’est pas
uniquement due à l’effondrement des pays du socialisme dit réel, et donc à la
disparition du principal concurrent du capitalisme, qui valait ce qu’il valait,
mais bien au constat d’une fin, puisque seule demeure en piste l’idéologie
libérale. Cette fin, accompagnée de tant de louanges sur l’assimilation
marché-démocratie, n’a rien d’une déclaration de principe ou d’une décision
philosophique, comme on l’a parfois cru. Elle correspond très exactement à la
phase de développement du mode de production capitaliste, dont Marx avait établi
l’hypothèse, quand il parlait du « fétiche automate », de l’équation « A-A’ »,
où l’argent faisait de l’argent, comme le poirier portait des poires. Le règne
du capital financier, de la spéculation et de la bourse, dispense de toute
référence théoricienne, fut-elle imaginaire. Elle n’a même plus besoin d’une
autre temporalité que celle de la corbeille : Fukuyama a raison, c’est la « fin
de l’histoire », qui explique la mort de tout « récit », grand ou petit.
Le libéralisme est une doctrine de l’instantanéité. Le projet ou, à plus forte
raison, l’action concertée des individus obéissant à un plan, n’y occupe aucune
place. Le winner d’aujourd’hui est le looser de demain. J’ajoute que du
financier au politique la conséquence est bonne, concernant les individus,
soumis à de semblables mésaventures, et également les méthodes: dans nos
sociétés la gestion a pris le pas sur la politique. L’absence ou l’effacement
partout relevés, et tantôt célébrés, tantôt déplorés, de démarcation entre
droite et gauche dans les pratiques de gouvernement, n’ont pas d’autre origine.
Les politiques libérales, qu’elles soient conservatrices et réactionnaires ou
social-démocrates, un peu plus « sociales », ici, ou, du moins prétendues
telles, un peu moins, là, dures ou molles, marchent, par définition, au
consensus gestionnaire, qui s’accommode, pour la galerie, de quelques bémols,
présentés comme « alternatives ». C’est pourquoi le libéralisme est l’idéologie
de la fin des idéologies. On connaît les ralliements qu’il a provoqués. Je
n’évoque que pour mémoire, car ce serait trop facile, ces « révolutionnaires »
soixante-huitards convertis en hauts fonctionnaires, en PDG, en patrons de
presse ou en députés verts et roses, dont les itinéraires suffiraient à jeter un
doute sur la nature de leurs engagements de jeunesse... Foin de ces « plans de
carrière », il est assurément plus affligeant de regarder vers tous ceux qui
sont demeurés attachés au vouloir de changement social, au sein des formations
communistes ou socialistes ou sans appartenance partidaire, mais qui, accablés
d’une conscience de culpabilité historique, ne sont parvenus ni à mener à terme
leur conduite de deuil, ni, et surtout, à rester en éveil critique face au
triomphe du libéralisme. L’adoption du vocabulaire de l’idéologie dominante,
dont je ne puis parler longuement, reflète avec docilité ces glissements.
L’exemple des pays socialistes se précipitant vers la démocratie des
supermarchés, sous les applaudissements de l’ensemble du « monde occidental »,
va dans le même sens.
L’énorme succès de vente, d’abord aux E.U., qu’a connu l’ouvrage de Hardt et
Negri, est tout à fait révélateur. Ce pavé indigeste a rendu l’éminent service
de régler la question des étiquettes. L’impérialisme y prend la figure de
l’Empire tandis que les classes se fondent dans la multitude. Du même coup, la
conscience malheureuse reprenait des forces et des couleurs, au moment
précisément où la notion d’impérialisme s’imposait pour qualifier la politique
internationale du capital et celle de classes pour comprendre les formes
émergentes de luttes antisystémiques. La querelle qui, en France, se mesure déjà
en kilos de papier imprimé et en tintamarres d’invectives, autour de
« l’anti-américanisme » est tout aussi éclairante. La « gauche » se trouve
littéralement acculée à la défensive face à l’imputation dont se gargarisent les
médias qui amalgament anti-américanisme, anti-sionisme et antisémitisme. Faute
de, ou plutôt dans, le refus de juger impérialiste la politique des E.U. et
colonialiste celle de l’Etat d’Israël, elle s’empêtre dans les filets de
l’idéologie dominante, dont elle n’est plus que la vassale.
Car, c’est bien d’impérialisme qu’il s’agit et de la réplique anti-impérialiste
qui s’impose. Contrairement à ce que l’on cherche à faire dire au terme
d’anti-américanisme, l’impérialisme ne se limite nullement aux seuls E. U., il
englobe la « triade », Europe et Japon inclus. Toutefois une distinction
s’impose entre impérialisme dominant et impérialismes subalternes. La
concurrence qui continue à les diviser ne ressemble en rien à celle d’autrefois,
qui pouvait aller jusqu’aux conflits armés, elle ne franchit guère la ligne des
déclarations d’intention. On le voit, comme prévu, aux efforts déployés par les
« anti-guerre », les Chirac et autres Schröder, pour reprendre leur place dans
la sainte alliance, une fois la victoire remportée par le parrain de la Maison
Blanche. Et l’Europe, qui n’a rien fait, des décennies durant, pour obliger
Israël à respecter le droit international, s’empresse de voter des sanctions
contre Cuba.
Que constatons-nous depuis le fameux 11 septembre 2001, qualifié de
« bénédiction » par un dirigeant israélien ? Sinon que les E. U. ont
définitivement opté pour la guerre comme politique, ou, selon l’expression de M.
Bush, « la guerre infinie », qui entraîne la théorie de la « guerre
préventive ». Il convient de retourner la formule si éculée de Clausewitz : la
politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens. Ce choix est
conforme à l’histoire états-unienne. Je n’insisterai pas, sauf pour souligner
qu’il est dans le droit fil d’une tradition, conférant à la liberté une valeur
centrale. Quelle liberté ? Celle d’entreprendre assurément, qui ne se préoccupe
guère de s’enjoliver, qui veut vaincre pour dominer, avant-hier les Indiens,
– seul génocide à peu près réussi de l’histoire, hier les Noirs, – toujours
objet de discriminations féroces, et, de nos jours, les rouges, auxquels ont
succédé les islamistes, étant entendu qu’est chaque fois jugée indispensable
l’invention d’un ennemi. Le langage d’un manichéisme infantile est chargé
d’habiller de religion la défense et apologie de la propriété. La tradition de
la « vieille Europe », en regard, paraît quelque peu différente, en ce sens que
la catégorie de l’égalité, – produit des luttes populaires et non tombée du
ciel, y joue encore un rôle privilégié, y compris au sein des droites,
contraintes de l’intégrer à leurs discours. Sans doute, l’Eden des droits de
l’homme où règne le seul échange mercantile, s’emploie-t-il à gommer les
différences, en réservant le même sort libéral à l’égalité et à la liberté, une
certaine résistance toutefois parvient à se manifester.
Étroitement liés, le discours de la sécurité et le discours du terrorisme
entendent interdire toute autre forme d’expression et assurer l’hégémonisme
militaro-économique de la superpuissance. Dans cette logique, la militarisation
s’étend au domaine économique et les politiques libérales démantèlent le public,
le national et le social, en multipliant les mesures répressives. Or, c’est
justement une telle situation qui rend vigueur et efficacité aux concepts
marxistes. Qui les rend visibles à la fois sur le plan de l’intelligence des
contradictions en travail dans le monde, dont nulle autre théorie ne dresse un
état satisfaisant, et sur le plan des pratiques en cours d’altermondialisation,
si bigarrées soient-elles. J’ai rappelé que les responsables politiques du
« camp de la paix » s’empressaient de rallier le vainqueur, mais on ne saurait
faire bon marché de l’opinion populaire qui, sous la forme d’un raz-de-marée
sans précédent, dans le monde entier, les a appuyés et souvent devancés.
Le temps est donc venu pour les intellectuels qui se disent marxistes ou se
réclament d’une gauche digne de ce nom, de s’affirmer comme tels. Au diable
culpabilités, prudences et lâchetés, l’exigence de dire à quel camp on
appartient fait retour. Elle est ancienne et tient ses lettres de noblesse d’une
tradition dont les moments ont eu nom Voltaire, l’affaire Dreyfus, les guerres
du Vietnam et d’Algérie, Sartre, Genet, ou, plus près de nous, Bourdieu. On
pourra invoquer tous les post – que l’on voudra, – modernisme, capitalisme,
socialisme..., on ne changera rien à ce fait que les rapports sociaux demeurent
déterminés par la lutte, par le conflit, et non par le dialogue ou les
consensus. S’il est vrai que la vérité « c’est ce qui emmerde », disait le
circonspect Valéry, eh bien soyons, avec l’Incorruptible ce coup-ci, ses
« surveillants incommodes ».
Georges LabicaJe me propose de parler de nous, c’est-à-dire des intellectuels.
Non pas des intellectuels en général, qu’il serait fort malaisé de définir, mais
de nous, intellectuels qui nous réclamons du marxisme ou qui nous disons
marxistes, donc révolutionnaires, les deux termes étant par principe
équivalents.
Si on les a séparés, ce n’est pas de ma faute. La question d’où je partirai est
la suivante : est-ce que, en raison justement de cette équivalence, nous voulons
encore aujourd’hui transformer le monde ou participer à sa transformation ? Le
préalable consiste à nous demander : quel monde devons-nous transformer ? Ce qui
nous conduit à interroger les représentations, c’est-à-dire l’idéologie, dont je
rappelle qu’Ernst Bloch, dans son Principe Espérance, la définissait comme étant
« l’harmonisation prématurée des contradictions sociales ».
Je dis tout de suite mon sentiment qui repose sur le constat d’un double retard,
de notre fait, ce « notre » s’entendant collectivement. Il s’agit d’un retard
par rapport à l’idéologie dominante, le libéralisme, et d’un retard sur le réel
lui-même et la conscience encore diffuse qu’en prennent les travailleurs. D’un
mot, nous ne sommes pas à la hauteur des tâches qui sont les nôtres ou que nous
devrions remplir. Permettez-moi de me référer à deux périodes successives, celle
de trop d’idéologie et celle de pas d’idéologie. Durant les années 68-70, on a
eu affaire à une véritable inflation qui se traduisait par la multiplication des
-ismes: stalinisme, trotskisme, althussérisme, gauchisme, maoïsme,
révisionnisme, etc., et les affrontements auxquels elle donnait lieu avaient
ceci de particulier qu’ils se produisaient au sein du même camp, ou de la même
famille de frères ennemis.
Comparée à cette période, la nôtre: est tout à fait différente. Je la
caractérise par la métaphore des « trois murs » du mur de Berlin au mur du
silence, qui dissimule le mur de l’argent. C’est ce qu’on a appelé « la fin des
idéologies ». L’expression, due à un intellectuel, qui n’appartient pas à la
catégorie que j’ai retenue, qui est un idéologue au service du Pentagone, donc
de l’autre « camp », n’est pas dénuée d’intérêt. Elle enregistre littéralement
un trait fort de notre situation, savoir que la fin des empoignades n’est pas
uniquement due à l’effondrement des pays du socialisme dit réel, et donc à la
disparition du principal concurrent du capitalisme, qui valait ce qu’il valait,
mais bien au constat d’une fin, puisque seule demeure en piste l’idéologie
libérale. Cette fin, accompagnée de tant de louanges sur l’assimilation
marché-démocratie, n’a rien d’une déclaration de principe ou d’une décision
philosophique, comme on l’a parfois cru. Elle correspond très exactement à la
phase de développement du mode de production capitaliste, dont Marx avait établi
l’hypothèse, quand il parlait du « fétiche automate », de l’équation « A-A’ »,
où l’argent faisait de l’argent, comme le poirier portait des poires. Le règne
du capital financier, de la spéculation et de la bourse, dispense de toute
référence théoricienne, fut-elle imaginaire. Elle n’a même plus besoin d’une
autre temporalité que celle de la corbeille : Fukuyama a raison, c’est la « fin
de l’histoire », qui explique la mort de tout « récit », grand ou petit.
Le libéralisme est une doctrine de l’instantanéité. Le projet ou, à plus forte
raison, l’action concertée des individus obéissant à un plan, n’y occupe aucune
place. Le winner d’aujourd’hui est le looser de demain. J’ajoute que du
financier au politique la conséquence est bonne, concernant les individus,
soumis à de semblables mésaventures, et également les méthodes: dans nos
sociétés la gestion a pris le pas sur la politique. L’absence ou l’effacement
partout relevés, et tantôt célébrés, tantôt déplorés, de démarcation entre
droite et gauche dans les pratiques de gouvernement, n’ont pas d’autre origine.
Les politiques libérales, qu’elles soient conservatrices et réactionnaires ou
social-démocrates, un peu plus « sociales », ici, ou, du moins prétendues
telles, un peu moins, là, dures ou molles, marchent, par définition, au
consensus gestionnaire, qui s’accommode, pour la galerie, de quelques bémols,
présentés comme « alternatives ». C’est pourquoi le libéralisme est l’idéologie
de la fin des idéologies. On connaît les ralliements qu’il a provoqués. Je
n’évoque que pour mémoire, car ce serait trop facile, ces « révolutionnaires »
soixante-huitards convertis en hauts fonctionnaires, en PDG, en patrons de
presse ou en députés verts et roses, dont les itinéraires suffiraient à jeter un
doute sur la nature de leurs engagements de jeunesse... Foin de ces « plans de
carrière », il est assurément plus affligeant de regarder vers tous ceux qui
sont demeurés attachés au vouloir de changement social, au sein des formations
communistes ou socialistes ou sans appartenance partidaire, mais qui, accablés
d’une conscience de culpabilité historique, ne sont parvenus ni à mener à terme
leur conduite de deuil, ni, et surtout, à rester en éveil critique face au
triomphe du libéralisme. L’adoption du vocabulaire de l’idéologie dominante,
dont je ne puis parler longuement, reflète avec docilité ces glissements.
L’exemple des pays socialistes se précipitant vers la démocratie des
supermarchés, sous les applaudissements de l’ensemble du « monde occidental »,
va dans le même sens.
L’énorme succès de vente, d’abord aux E.U., qu’a connu l’ouvrage de Hardt et
Negri, est tout à fait révélateur. Ce pavé indigeste a rendu l’éminent service
de régler la question des étiquettes. L’impérialisme y prend la figure de
l’Empire tandis que les classes se fondent dans la multitude. Du même coup, la
conscience malheureuse reprenait des forces et des couleurs, au moment
précisément où la notion d’impérialisme s’imposait pour qualifier la politique
internationale du capital et celle de classes pour comprendre les formes
émergentes de luttes antisystémiques. La querelle qui, en France, se mesure déjà
en kilos de papier imprimé et en tintamarres d’invectives, autour de
« l’anti-américanisme » est tout aussi éclairante. La « gauche » se trouve
littéralement acculée à la défensive face à l’imputation dont se gargarisent les
médias qui amalgament anti-américanisme, anti-sionisme et antisémitisme. Faute
de, ou plutôt dans, le refus de juger impérialiste la politique des E.U. et
colonialiste celle de l’Etat d’Israël, elle s’empêtre dans les filets de
l’idéologie dominante, dont elle n’est plus que la vassale.
Car, c’est bien d’impérialisme qu’il s’agit et de la réplique anti-impérialiste
qui s’impose. Contrairement à ce que l’on cherche à faire dire au terme
d’anti-américanisme, l’impérialisme ne se limite nullement aux seuls E. U., il
englobe la « triade », Europe et Japon inclus. Toutefois une distinction
s’impose entre impérialisme dominant et impérialismes subalternes. La
concurrence qui continue à les diviser ne ressemble en rien à celle d’autrefois,
qui pouvait aller jusqu’aux conflits armés, elle ne franchit guère la ligne des
déclarations d’intention. On le voit, comme prévu, aux efforts déployés par les
« anti-guerre », les Chirac et autres Schröder, pour reprendre leur place dans
la sainte alliance, une fois la victoire remportée par le parrain de la Maison
Blanche. Et l’Europe, qui n’a rien fait, des décennies durant, pour obliger
Israël à respecter le droit international, s’empresse de voter des sanctions
contre Cuba.
Que constatons-nous depuis le fameux 11 septembre 2001, qualifié de
« bénédiction » par un dirigeant israélien ? Sinon que les E. U. ont
définitivement opté pour la guerre comme politique, ou, selon l’expression de M.
Bush, « la guerre infinie », qui entraîne la théorie de la « guerre
préventive ». Il convient de retourner la formule si éculée de Clausewitz : la
politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens. Ce choix est
conforme à l’histoire états-unienne. Je n’insisterai pas, sauf pour souligner
qu’il est dans le droit fil d’une tradition, conférant à la liberté une valeur
centrale. Quelle liberté ? Celle d’entreprendre assurément, qui ne se préoccupe
guère de s’enjoliver, qui veut vaincre pour dominer, avant-hier les Indiens,
– seul génocide à peu près réussi de l’histoire, hier les Noirs, – toujours
objet de discriminations féroces, et, de nos jours, les rouges, auxquels ont
succédé les islamistes, étant entendu qu’est chaque fois jugée indispensable
l’invention d’un ennemi. Le langage d’un manichéisme infantile est chargé
d’habiller de religion la défense et apologie de la propriété. La tradition de
la « vieille Europe », en regard, paraît quelque peu différente, en ce sens que
la catégorie de l’égalité, – produit des luttes populaires et non tombée du
ciel, y joue encore un rôle privilégié, y compris au sein des droites,
contraintes de l’intégrer à leurs discours. Sans doute, l’Eden des droits de
l’homme où règne le seul échange mercantile, s’emploie-t-il à gommer les
différences, en réservant le même sort libéral à l’égalité et à la liberté, une
certaine résistance toutefois parvient à se manifester.
Étroitement liés, le discours de la sécurité et le discours du terrorisme
entendent interdire toute autre forme d’expression et assurer l’hégémonisme
militaro-économique de la superpuissance. Dans cette logique, la militarisation
s’étend au domaine économique et les politiques libérales démantèlent le public,
le national et le social, en multipliant les mesures répressives. Or, c’est
justement une telle situation qui rend vigueur et efficacité aux concepts
marxistes. Qui les rend visibles à la fois sur le plan de l’intelligence des
contradictions en travail dans le monde, dont nulle autre théorie ne dresse un
état satisfaisant, et sur le plan des pratiques en cours d’altermondialisation,
si bigarrées soient-elles. J’ai rappelé que les responsables politiques du
« camp de la paix » s’empressaient de rallier le vainqueur, mais on ne saurait
faire bon marché de l’opinion populaire qui, sous la forme d’un raz-de-marée
sans précédent, dans le monde entier, les a appuyés et souvent devancés.
Le temps est donc venu pour les intellectuels qui se disent marxistes ou se
réclament d’une gauche digne de ce nom, de s’affirmer comme tels. Au diable
culpabilités, prudences et lâchetés, l’exigence de dire à quel camp on
appartient fait retour. Elle est ancienne et tient ses lettres de noblesse d’une
tradition dont les moments ont eu nom Voltaire, l’affaire Dreyfus, les guerres
du Vietnam et d’Algérie, Sartre, Genet, ou, plus près de nous, Bourdieu. On
pourra invoquer tous les post – que l’on voudra, – modernisme, capitalisme,
socialisme..., on ne changera rien à ce fait que les rapports sociaux demeurent
déterminés par la lutte, par le conflit, et non par le dialogue ou les
consensus. S’il est vrai que la vérité « c’est ce qui emmerde », disait le
circonspect Valéry, eh bien soyons, avec l’Incorruptible ce coup-ci, ses
« surveillants incommodes ».
Georges Labica