LE MONDE VA CHANGER DE BASE

Le Manifeste - N° 0 - Septembre 2003

 

Ricardo Alarcon,
Président de l'Assemblée nationale cubaine, donne son point de vueL'Union européenne adopte-t-elle une attitude indépendante vis-à-vis de Cuba ?

En avril dernier, l'Union Européenne a pris une série de mesures contre Cuba suite aux condamnations à mort et aux emprisonnements décidés par le gouvernement cubain. La France, pour sa part, a suspendu l'application de divers projets de coopération dont la lutte contre le trafic de drogue et invité les « dissidents » à la réception du 14 juillet à La Havane.
Ricardo Alarcon, Président de l'Assemblée nationale du Pouvoir populaire livre au Manifeste le point de vue de Cuba sur l'ensemble de ces événements.

Ricardo Alarcon, a été militant clandestin de la branche étudiante du « 26 Juillet », le mouvement créé par Fidel Castro contre la dictature de Batista. Il a été ambassadeur de Cuba aux Nations Unies à deux reprises, de 1966 à 1978 et de 1990 à 1992 et a occupé le poste de ministre des Affaires étrangères avant d'être élu en mars 93, Président de l'Assemblée nationale. Profond connaisseur de la société étasunienne, il a dirigé pour la partie cubaine la négociation des accords migratoires signés en 1984 et de ceux de 1994 et 1995. Il a été chargé du suivi de la bataille pour le retour du petit Elian Gonzalez à Cuba. Il suit particulièrement celle qui vise à la libération de 5 Cubains prisonniers politiques aux États-Unis. Ricardo Alarcon est membre du Bureau politique du Parti communiste de Cuba depuis 1992. Il est allé de nombreuses fois en France.

Ricardo Alarcon : Il y a une ironie de l'histoire, bien que l'Europe se soit constituée en union supranationale, elle a, en termes de relations avec les États-Unis, perdu graduellement son indépendance. Alors que l'on pouvait espérer que l'Europe serait un élément d'équilibre dans le monde, paradoxalement, pour le moins en ce qui concerne certaines questions comme Cuba, il y a eu un recul.
Cela a commencé en 1996, au moment où l'Europe a dû réagir face à la loi Helms-Burton. Outre ce qu'elle prévoit pour Cuba, elle porte clairement préjudice aux intérêts européens, ignore les droits et la souveraineté de l'Europe.
La loi Helms-Burton va bien au-delà car elle comporte des sanctions à application immédiate : refus de visas aux proches des chefs d'entreprise ayant des relations avec Cuba, menaces de les traîner devant les tribunaux. L'Europe a oublié toutes ses positions antérieures et est parvenue à une « entente » avec les États-Unis.
La chute du mur de Berlin, la disparition du socialisme réel ont déclenché une offensive de la pensée de droite et placé Cuba en position d'adversaire de politiques qui visent à défendre un modèle qui est en crise, même si cela ne semble pas évident.
La position qu'a prise l'Europe est une expression parfaite de suivisme.

La condamnation à mort de trois Cubains, les lourdes peines d'emprisonnements infligées à 75 autres provoquent diverses réactions en France et en Europe. Une campagne est orchestrée contre Cuba. Pouvez-vous rappeler les faits qui ont conduit le gouvernement cubain à prendre ces mesures exceptionnelles ?
R. A. :
Dénoncer de supposées arrestations massives ou critiquer les conditions de détention de prisonniers à Cuba est une expression de mauvais goût lorsque l'on sait que précisément ici se trouve la base de Guantanamo, une immense prison où sont enfermés - y compris des citoyens européens - des centaines de personnes sans le moindre droit, sans même que l'on connaisse leur nom, sans accès à un avocat, sans présentation de charges.
Je crois qu'en réalité, ils nous ont utilisés pour parvenir à un effet génial : que l'on parle de 75 personnes dont on connaît les noms, qui ont été arrêtées à Cuba tandis que l'on ne sait pas combien de milliers de personnes, dont des Européens sont, en ce moment, torturés, exécutés, dans divers coins du monde y compris à Cuba, où – dit-on – ils sont 700 loin des regards du monde dans une base étasunienne. Face à cela, il y a une complicité pratiquement totale du monde entier.

Il y a tout de même des condamnations à mort !
R. A. :
En ce qui concerne l'affaire des trois individus qui ont détourné le bateau, on peut croire à la sincérité de ceux qui s'opposent à la peine de mort. Je respecte les personnes qui, pour des raisons religieuses, philosophiques ou éthiques s'opposent à toute application de la peine de mort.
Je déplore par contre que certains d'entre eux ne soient pas assez conséquents pour s'y opposer lorsqu'elle va au-delà de son application dans le cadre de la justice. Tous les jours, des gens sont tués par la faim, la misère, plus que toutes les personnes qui encourent cette peine dans le monde entier. Dans certains pays en Amérique Latine, la peine de mort n'existe pas, mais des escadrons de la mort sévissent. On y tue, tous les jours, plus d'enfants que le nombre de personnes qui ont été condamnées à la peine de mort, ces dernières années à Cuba.
Dans cette affaire, il s'est agi d'une prise d'otage, d'une action terroriste, de personnes dont les vies étaient en péril. Il y avait même des otages français. J'ai rencontré ces jeunes femmes, j'ai pu entendre leur récit, le couteau sur la gorge, les menaces, elles se sont vraiment senties en danger de mort. Il y avait aussi des enfants à bord, etc.
Au moment de cet incident, 7 autres opérations de ce type avaient eu lieu au cours des 7 mois précédents et les autorités en avaient fait avorter d'autres.
Mais il y avait eu des déclarations de hauts fonctionnaires étasuniens qui introduisaient un élément totalement nouveau : « Ces faits – avaient-ils dit – sont des menaces contre la sécurité nationale des États-Unis ». Que diantre cela veut-il dire dans le monde d'aujourd'hui ? C'est la guerre ! N'est-ce pas une menace future et hypothétique contre les États-Unis qui a justifié la guerre contre l'Irak? Et dans ce cas-là, point n'était besoin d'inventer quoi que ce soit : le détournement a eu lieu, le bateau, l'avion sont arrivés aux États-Unis. Pour simplifier, nous pouvons dire que c'est une menace qui pèse sur 11 millions de Cubains. Il est très facile de mettre sur pied une provocation puisque l'affaire de l'émigration illégale depuis Cuba est organisée comme une contrebande depuis Miami.
En réalité, si ces opérations ont lieu c'est parce que les États-Unis non seulement ne sanctionnent pas leurs auteurs mais les récompensent.
Que s'est-il passé juste après ? Il y a eu deux cas. Pour la première fois dans l'histoire, le Ministère public des États-Unis a formulé une accusation contre un auteur de détournement. Dans le second cas, ils ont rendu l'embarcation, ont ramené à Cuba les personnes enlevées et tous les auteurs du détournement. Jamais auparavant cela n'avait eu lieu. C'est vraiment une contribution pour que cesse ce type de pratique. Nous sommes arrivés à contraindre les États-Unis à agir de manière correcte parce qu'il y a des gens qui se rendent compte qu'une telle pratique ne convient pas à la société étasunienne.
En aurait-il été ainsi si nous n'avions pas agi avec la sévérité exceptionnelle à laquelle nous avons eu recours ? Cela reste à prouver.

On parle d'un fort mouvement de dissidence à Cuba. Qu'en est-il ?
R. A. :
La fabrication d'une opposition intérieure à Cuba est financée et dirigée par les USA. C'est vrai depuis plus de 40 ans. Maintenant, les États-Unis le proclament de manière plus ouverte, provocatrice.
Dès le printemps 1959, le « Projet Cuba » qui a fait l'objet d'un rapport officiel en octobre 1961 prévoyait : « Création d'une organisation d'exilés pour couvrir les opérations de la CIA et création à Cuba même d'une opposition qui serait alimentée par une aide clandestine extérieure » et précisait : « La main du gouvernement des États-Unis ne doit pas apparaître. »
On trouve aujourd'hui sur le site Internet de l'Agence Internationale pour le Développement, l'AID, un « Projet Cuba ». Même le nom qui définit la stratégie et la tactique que l'impérialisme emploie contre Cuba n'a pas changé. On peut trouver sur ce même site le détail chiffré des sommes allouées à chaque organisation, chaque groupe et chaque institution.
Les États-Unis ont décidé de créer cette opposition car elle n'existe pas. Mais, elle ne peut acquérir aucune crédibilité car ses liens avec Washington sont connus.
Une nouvelle administration s'est installée au pouvoir aux États-Unis. Pour la première fois, elle a dans ses rangs deux douzaines d'éléments d'origine cubaine, de ce que nous appelons la « mafia de Miami », un ramassis de partisans de l'annexion de Cuba et de terroristes. C'est le cas du fameux Otto Reich mais ce n'est pas le seul.

Pensez-vous sérieusement que les USA menacent d'intervenir militairement contre Cuba ?
R. A. :
Les États-Unis s'arrogent peu à peu plus de facultés grâce à l'obséquiosité dont font preuve des pays chaque jour moins indépendants comme les pays d'Europe. La guerre contre l'Irak est l'expression concrète de cette situation.
Cuba est sur la liste des pays que les États-Unis considèrent comme leurs ennemis. Ces éléments de la droite étasunienne et de l'extrême droite d'origine cubaine ont travaillé, avant l'attaque contre l'Irak, à la création des conditions pouvant faciliter l'agression contre Cuba.
Ils tentent de faire croire que Cuba fabriquerait des armes de destruction massive même si Carter l'a démenti après sa visite chez nous. Dans la seule manifestation organisée pour soutenir la guerre en Irak à Miami, le mot d'ordre était « l'Irak maintenant, Cuba après ».
2001, la première année de l'administration Bush, est aussi l'année où sont condamnés les 5 Cubains actuellement détenus aux États-Unis pour avoir pénétré des organisations terroristes ayant leur base à Miami. Leur mission était d'informer Cuba des mauvais coups se préparant contre elle et de nous aider à les prévenir.
Le gouvernement des États-Unis reconnaît qu'il y a des terroristes sur le sol étasunien et que, non seulement on ne les arrête pas mais qu'on les protège contre ceux qui pourraient agir contre leurs intérêts. Trois mois après le 11 septembre, au moment supposé où le monde entier s'opposait au terrorisme ! Cela démontre combien il y a d'hypocrisie dans la guerre supposée des États-Unis contre le terrorisme.
Il y a de quoi être surpris lorsque l'on voit que l'affaire des 5 est pratiquement passée sous silence aux États-Unis et en Europe. Comme le dit Chomsky, les médias « disciplinés » du monde entier sont arrivés à s'arranger pour ne pas dire un seul mot de cette affaire car, s'ils en parlaient, ils se verraient contraints de dire qu'en ce moment, il y a 5 jeunes détenus aux États-Unis parce qui ont osé combattre le terrorisme.
Par ailleurs, sur la liste des pays appuyant le terrorisme dressée par Washington, Cuba est le seul à être voisin des États-Unis. Il n'y a aucun pays intermédiaire entre nous et les États-Unis. Nous avons une frontière commune en mer. La zone est remplie de bases militaires étasuniennes. Cuba est le seul pays de la liste qui a une base étasunienne sur son propre territoire. Une agression contre Cuba est une question de seconde, on pousse un bouton, c'est tout.
Cuba fait face à une guerre sur de nombreux plans même si elle ne se traduit pas encore du point de vue militaire, avec le grand risque d'être prise dans une dynamique d'escalade qui existe toujours. Comment écarter l'idée que, pour sortir de la situation dans laquelle ils se trouvent en Irak, ils puissent attaquer ailleurs ? N'ont-ils pas commencé à menacer d'autres pays ? Quand le tour de Cuba viendra-t-il ? Jusqu'à quand Cuba pouvait-elle attendre pour appliquer ses lois qui ont été rendues publiques, qui sont connues y compris parce qu'elles ont été critiquées ?

Et la position de l'Europe dans tout ça ?
R. A. :
Les illustres Européens préoccupés peuvent parler des 75, donner leurs noms, mais ils ne savent pas où sont, comment s'appelaient des milliers de personnes qu'ils ont laissé exécuter sans jugement.
Maintenant, sont journalistes les personnes auxquelles les médias étasuniens et leurs échos européens accordent cette condition. Il est vrai que Raul Rivero est poète et journaliste, mais cela ne transforme pas tous les autres en poètes et journalistes. Ce ne sont pas ses poèmes qui l'ont conduit en prison. Il s'est vu attribuer des prix pour sa poésie et pour ses articles.
Il y a donc un certain manque de mesure – celle de Montaigne que l'on nous recommandait – dans la position européenne. On peut sympathiser avec les membres de l'opposition créée par les États-Unis, pour des raisons de classe, par exemple. Je comprends l'attitude d'Aznar ou de Berlusconi ; d'eux, je n'attendais pas autre chose. Mais il ne faut pas exagérer. Les atteintes aux droits humains qui se sont bel et bien passées, se passent et vont – au dire même des responsables – continuer à se passer dans le monde occidental et chrétien, n'ont pas eu lieu à Cuba.
Ceux qui n'ont pas le courage de s'opposer à ces violations flagrantes, massives et systématiques des droits les plus élémentaires de l'être humain qui ont lieu aujourd'hui même dans le monde occidental, ceux qui n'ont pas le courage de se dresser contre cela ont perdu une excellente occasion de se taire à propos de Cuba.
Beaucoup de gens peuvent effectivement être trompés, mais, ayons confiance dans ce que disait Lincoln : « Il est impossible de tromper tout le monde tout le temps. »

Interview réalisée par Marie-Dominique Berttuccioli